Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T2.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à Nohant, que cette entrevue, en effet, avait eu lieu, mais elle avait porté peu de joie dans l’âme de la pauvre Aurore, et, de retour dans ses foyers, Piffoël est plus désabusé que jamais.

« … 11 juin, au lever du jour. — Ma chambre. — Mure amiche, recevez-moi bien. Comme ce papier blanc et bleu est plein de gaîté ! que d’oiseaux dans le jardin ! quel suave chèvrefeuille dans ce verre ! Piffoël, Piffoël, quel calme effroyable dans ton âme ! Le flambeau serait-il éteint ? » — écrit-il, et il ajoute cette désolante périphrase du saint cantique : « Je te salue, Piffoël, plein de grâces, la sagesse est avec toi ; tu fus élu entre toutes les dupes, et l’ennui, le fruit de ta souffrance a mûri. Sainte fatigue, mère du repos, descends en nous, pauvres rêveurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il ! »

Ceux qui doutaient de l’authenticité des Lettres de femme et surtout de celles où la correspondante de Marcel se plaignait de l’ingratitude et de la cruauté de son ami et disait combien, pendant tout le temps que dura leur amour, il avait peu tenu compte de son abnégation à elle, mais combien, par contre, il tenait à la flatterie, à l’adulation, n’ont qu’à lire la page qui suit :

« Faut-il se dévouer en tout, à toute heure, sans réserve, gaîment, fortement, saintement ? Faut-il abjurer toute vanité, s’exposer au lazzi du public, à sa haine, à son injuste mépris, à l’abandon de la famille et des amis, à l’indigence, à la fatigue, à la persécution ? Faut-il sacrifier même l’amour de l’art et s’abstenir de vivre par la pensée ? Faut-il accepter des défauts révoltants, des vices même ; les couvrir vis-à-vis de son propre jugement ? Faut-il faire plus, faut-il les aimer et les inoculer à soi, esprit calme et désintéressé ? Faut-il veiller le soir, auprès d’un chevet tour-