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Caucase, ou bien au-dessus de l’Espagne, comme l’auteur se proposait de le montrer dans son plan primitif ?

Croyez-le, toutes ces exactitudes chronologiques et géographiques sont nécessaires là où il s’agit d’une œuvre vraiment historique (comme Jules César, Gœtz de Berlichingen ou Boris Godounow), mais dans Manfred, le Démon, Aldo, ce qui nous importe, c’est l’âme humaine, nous ne voyons qu’elle, et si nous sommes profondément émus, si l’idée de l’œuvre est haute et exprimée en un langage puissant et sonore, nous ne faisons plus alors attention si dans l’œuvre il y a des erreurs contre la réalité. Disons plus, — une exactitude minutieuse, obligatoire dans un roman contemporain, ne ferait que nuire à la valeur éternelle et générale d’une œuvre si poétique, l’amoindrir et la ternir. Revenons à Aldo. Qui est-il, cet Aldo ? À quelle époque et à quel peuple appartient-il ? À aucun. Ce n’est qu’un poète, ou, pour mieux dire, une âme poétique en lutte avec la réalité, un poète, qui non seulement cherche des rimes sonores, mais qui, de toute son âme, vit ses œuvres, et qui est poète non seulement dans ses écrits, mais aussi dans sa vie. Il ne peut reléguer derrière les murs de son cabinet sa sensibilité, son impressionnabilité sur tout incident intérieur ou extérieur, et il ne peut être un homme comme nous tous ; non, il ne vit pas comme nous, il ne mène pas cette vie terne et veule, pleine d’intérêts mesquins, il met dans sa vie toute son âme. On pourrait dire de lui ce que Musset disait en parlant de lui-même : « Mon esprit mobile et curieux tremble incessamment comme la boussole ». Son âme résonne à toutes les impressions de l’existence, il cherche dans la vie, ce qu’il cherche dans ses chants : la beauté de la forme et du fond, la constance, l’amour éternel et absolu. Il ne sait pas vivre