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rais été converser et prier avec eux sur le pavé du bon Dieu. Mais il n’y a même plus de pauvres dans la rue : vous leur avez défendu de mendier dehors, et l’homme sans ressource mendie la nuit, le couteau à la main. Et d’ailleurs, mon désespoir n’eût été qu’un acte de démence : je n’avais ni assez d’or pour diminuer la souffrance physique, ni assez de lumière pour répandre la doctrine du salut. Car, si l’on ne fait marcher ensemble le salut de l’âme et celui du corps, on tombera dans les plus monstrueuses erreurs. Je le sentais bien et je demeurai triste, élevant vers le ciel une protestation inutile, j’en conviens, Satan ; mais tu serais venu en vain m’enlever, pour me montrer d’en haut les royaumes de la terre et pour me dire : « Tout cela est à toi, si tu veux m’adorer », je t’aurais répondu : « Ton règne va finir, tentateur, et tes royaumes de la terre sont si laids, qu’il n’y a déjà plus de vertu à les mépriser. »

Ce minuscule article, écrit en 1844, au plus fort de l’activité de George Sand, lorsque son talent et sa gloire étaient à leur apogée, caractérise d’une manière remarquable la célèbre femme écrivain. Ce qui distingue par-dessus tout George Sand pendant les quarante-cinq années de sa carrière littéraire, tant dans ses romans et nouvelles que dans ses articles et études, c’est son attachement passionné à toutes les grandes idées de l’humanité, sa prédication convaincue pour atteindre à cet idéal et la personnalité intense qui règne dans tous ses écrits. George Sand ne fut jamais la représentante de l’impassibilité olympienne et de ce qui s’appelle « l’art pour l’art ». Ardente, passionnée, souvent immodérée, sachant aimer et haïr passionnément, n’ayant appris que dans les dernières années de sa vie à combiner l’amour du bien et la