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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

qui sont en bonne intelligence avec les inclinations), il est aisé de concevoir comment des philosophes guidés par un principe d’explication éternellement mêlé de ténèbres[1], et qui, tout indispensable qu’il est, n’en vient pas moins mal à propos, pouvaient méconnaître le véritable adversaire du bien, en croyant lui livrer bataille.

Il ne faut donc pas s’étonner de voir un Apôtre nous dire que cet ennemi invisible, que nous connaissons seulement par les effets qu’il a sur nous, par la corruption des principes, est un esprit mauvais existant hors de nous : « nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang (les inclinations naturelles), mais contre des princes et des puissances ― contre les mauvais esprits ». En employant ce terme, il ne semble pas avoir eu en vue d’étendre notre connaissance au delà du monde sensible, mais seulement de rendre intuitif pour l’usage pratique le concept d’une chose insondable pour nous ; en effet, pour ce qui regarde cet usage, placer le tentateur simplement en nous-mêmes, ou bien le placer hors de nous, cela ne change d’ailleurs rien pour nous, puisque, dans le dernier cas, nous ne sommes pas moins coupables que dans le premier, car nous n’aurions pas été tentés par l’esprit mauvais, si nous n’eussions pas été en intelligence secrète avec lui[2]. ― Nous allons

  1. C’est une hypothèse courante de la philosophie morale que l’existence du mal moral dans l’homme s’explique aisément, d’un côté par la force des mobiles de la sensibilité, et de l’autre par la faiblesse du mobile de la raison (qui est le respect pour la loi), c’est-à-dire par défaillance. Mais alors il faudrait que le bien moral inhérent à l’homme (dans sa disposition originaire) pût s’expliquer plus aisément ; car on ne peut pas concevoir que l’un soit compréhensible sana l’autre. Or le pouvoir qu’a la raison de maîtriser, par la simple idée d’une loi, tous les mobiles qui agissent en sens contraire est absolument inexplicable ; on ne peut donc pas concevoir comment les mobiles de la sensibilité peuvent se rendre maîtres d’une raison qui commande avec tant d’autorité. En effet si tout le monde se conduisait conformément aux prescriptions de la loi, on dirait que tout se passe suivant l’ordre naturel et personne n’aurait l’idée de chercher à savoir seulement quelle en est la cause.
  2. La morale chrétienne a pour caractère particulier de représen-