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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

Mais ces hommes vaillants ne surent pas reconnaître leur ennemi, qu’on chercherait à tort dans les inclinations naturelles simplement indisciplinées et qui se montrent ‘ouvertement comme elles sont (unverholen) à la conscience de tous, quand cet ennemi au contraire est pour ainsi dire invisible, attendu qu’il se cache derrière la raison, ce qui le rend d’autant plus redoutable. Ils appelèrent la sagesse contre la folie, seulement coupable de se laisser, faute de prévoyance, illusionner par les inclinations, au lieu de l’invoquer contre la méchanceté (du cœur humain), dont les principes corrupteurs de l’âme ruinent l’intention de fond en comble[1].

  1. Ces philosophes tiraient leur principe moral universel de la dignité de la nature humaine, de la liberté (en tant qu’indépendance de !a tyrannie des inclinations) ; ils ne pouvaient pas d’ailleurs se donner une plus belle ni plus noble base. Quant aux lois morales, ils les puisaient immédiatement dans la raison seule qualifiée, d’après leur théorie, pour !aire œuvre législative et pour édicter dans ses lois des commandements absolus ; et ainsi objectivement, pour ce qui regarde la règles comme aussi subjectivement, pour ce qui a trait aux mobiles, à condition d’attribuer à l’homme une volonté exempte de corruption qui lui fit adopter ces lois sans hésitation parmi ses maximes, tout était fort bien agencé. Mais c’est précisément dans cette dernière supposition qu’est la faute. En effet nous pouvons, d’aussi bonne heure qu’on voudra, porter notre attention sur notre état moral, nous trouverons toujours qu’il n’est plus res integra, mais que nous devons commencer par déposséder le mal de la place qu’il s’y est faite (et qu’il n’aurait pu prendre si nous ne l’avions pas adopté dans notre maxime) ; c’est-à-dire que le premier bien véritable que l’homme peut accomplir est de s’affranchir du mal, que l’on doit chercher non pas dans les inclinations, mais dans la maxime pervertie et par conséquent dans la liberté elle-même. Les inclinations ont pour seul effet de rendre plus difficile l’obéissance (die Ausführung) aux bonnes maximes contraires ; tandis que le mal véritable (eigentlich) consiste à ne pas vouloir résister aux inclinations quand elles incitent à la transgression, et que cette intention à proprement parler est le véritable ennemi. Les inclinations (bonnes ou mauvaises, il n’importe) sont seulement les adversaires des principes en général, et sous ce rapport le point de départ que ces philosophes assignent à la moralité est avantageux si on le regarde comme un exercice préparatoire (comme une discipline des inclinations en général) tendant à plier le sujet à des principes. Mais comme on doit avoir affaire à des principes spécifiques du bien moral, et que ces principes, en tant que maximes, n’offrent pas un tel caractère, il faut leur supposer