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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

mettent dans les vastes déserts du nord-ouest de l’Amérique (comme ils sont rapportés par le capitaine HEARNE), sans que nul homme en tire le plus mince avantage[1], pour se convaincre que dans l’état de nature règnent plus de vices de barbarie qu’il n’en faut pour détruire l’opinion de ces philosophes. Est-on au contraire d’avis que la nature humaine se fait mieux connaître dans l’état civilisé (où les dispositions de l’homme peuvent se développer plus complètement) ; il faudra, dans ce cas, prêter l’oreille à la longue et mélancolique litanie des plaintes de l’humanité, qui récrimine contre la secrète fausseté s’insinuant même dans l’amitié la plus intime, si bien que les meilleurs amis regardent la modération de la confiance dans leurs épanchements réciproques comme une maxime universelle de prudence dans les relations ; contre un penchant qui pousse l’obligé à ressentir à l’égard de son bienfaiteur une haine à laquelle ce dernier doit toujours s’attendre ; contre une bienveillance cordiale qui donne pourtant lieu à cette observation « qu’il y a dans le malheur de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas entièrement » ; et contre beaucoup d’autres vices qui se dissimulent encore sous l’apparence de la vertu, sans parler de ceux qui ne prennent pas de déguisement, parce que c’est déjà pour nous être un homme de bien que d’être un mauvais homme

  1. [Ainsi la guerre permanente entre les Indiens de l’Athabasca et ceux du grand lac des Esclaves a simplement pour fin le besoin de tuer. La valeur guerrière, à leur sens, est la vertu suprême des sauvages. Même chez les peuples civilisés, elle est un objet d’admiration et un motif du respect particulier qu’exige la profession dont elle est l’unique mérite ; et ce n’est pas sans fondement dans la raison. Car le fait pour un homme de pouvoir posséder et se donner pour but une chose qu’il place encore plus haut que sa vie (l’honneur) et à laquelle il sacrifie tout intérêt personnel, dénote bien une certaine sublimité dans sa disposition. Mais le plaisir qu’éprouvent les vainqueurs à chanter leurs exploits (coups de sabres et coups d’épées qui tuent sans faire de quartier, etc.) fait pourtant voir que seules leur supériorité et la destruction qu’ils ont pu opérer, sans avoir pour but autre chose, sont ce dont ils se font proprement un mérite.]