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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON


religion, dans la Cause suprême qui promulgue ces lois, un objet d’adoration, et elle apparaît dans sa majesté. Mais tout, même ce qu’il y a de plus sublime, se rapetisse entre les mains des hommes, quand ils en appliquent l’idée à leur usage. Ce qui ne peut être honoré véritablement qu’autant que le respect qu’on lui porte est libre, est forcé de s’accommoder à des formes telles qu’on ne peut leur don-

    tions que la raison pure leur fait dans la loi. Quel besoin ont-ils de connaître ce qui résultera de leur conduite, l’issue que le cours du monde lui donnera ? Il leur suffit de faire leur devoir, même si tout finit avec la vie terrestre, et même si dans cette vie le bonheur et le mérite ne se rencontrent peut-être jamais. Or, c’est une des limitations inévitables de l’homme et du pouvoir de raison pratique qui est le sien (peut-être même de celui qu’ont tous les autres êtres de ce monde) que de se préoccuper, à propos de toutes ses actions, du résultat qu’elles auront, pour trouver dans ce résultat quelque chose qui puisse lui servir de fin et qui puisse aussi démontrer la pureté de l’intention ; et bien que ce résultat ait le dernier rang dans l’exécution (nexu effectivo), il vient en première ligne dans la représentation et dans l’intention (nexu finali). Or, bien que cette fin lui soit proposée par la simple raison, l’homme cherche en elle quelque chose qu’il puisse aimer ; la loi morale, qui lui inspire simplement du respect, bien que ne reconnaissant pas cela comme un besoin, consent pourtant, à l’effet de lui être utile, à admettre la fin dernière morale de la raison au nombre des principes de détermination de l’homme. C’est dire que la proposition : Fais du plus grand bien possible dans le monde ta fin dernière, est une proposition synthétique a priori qu’introduit la loi morale elle-même, et par laquelle néanmoins la raison pratique s’étend au delà de la loi morale ; ce qui est possible par cela même que la loi morale se rapporte à la propriété naturelle qu’a l’homme d’être obligé de concevoir, outre la loi, une fin pour toutes ses actions (propriété qui fait de lui un objet de l’expérience), mais n’est possible (comme c’est le cas des propositions théorétiques et de plus synthétiques a priori) qu’à la condition que la proposition dont il s’agit renferme le principe (das Princip) a priori de la connaissance des principes de détermination d’un libre arbitre dans l’expérience en général, en tant que cette expérience, qui montre les effets de la moralité dans ses fins, procure au concept de la moralité (Siltlichkeit), comme causalité dans le monde, une réalité objective, quoique seulement pratique. Or, si la plus rigoureuse observation des lois morales doit être conçue comme cause de la réalisation du souverain bien (en tant que fin), il faut, parce que le pouvoir de l’homme ne suffit pas à faire que le bonheur s’accorde dans le monde avec le mérite d’être heureux, admettre un Etre moral tout-puissant comme Seigneur du monde, à qui revient le soin d’établir cet accord, c’est-à-dire que la morale conduit nécessairement à la religion.