Page:Kant - La religion dans les limites de la raison, trad Tremesaygues, 1913.djvu/256

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
232
LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

s’avouer intérieurement à lui-même qu’il croit fermement aux propositions qui lui sont révélées par Dieu, se posait la question suivante : Oserais-tu bien affirmer, en présence de l’Être qui scrute le fond de nos cœurs, sur tout ce que tu as de précieux et de saint, la vérité de ces propositions ? Il me faudrait avoir de la nature humaine (qui cependant n’est pas incapable de bien dans une pareille mesure) une idée très défavorable pour ne point supposer que le plus hardi docteur de la foi serait alors saisi de crainte[1]. Mais, s’il en est ainsi, peut-on en conscience continuer à demander aux hommes une déclaration de croyance sans restriction et avoir la témérité de leur présenter ces protestations comme un devoir et une exigence du culte, foulant ainsi aux pieds la liberté humaine, requise cependant dans toutes les choses morales (telle qu’est l’acceptation d’une religion), et ne laissant pas même une petite place à la bonne volonté qui proclame : « Je crois, Seigneur, aidez mon incrédulité[2] ! »

  1. Il faudrait, quand un homme est assez hardi pour prétendre qu’on est damné si l’on n’accepte pas comme une vérité certaine telle ou telle foi historique, qu’il pût dire aussi : « Je consens, si ce que je vous conte ici est faux, à être moi-même damné ! » ― S’il se rencontrait un homme capable de proférer cette imprécation effroyable, je vous conseillerais de vous comporter vis-à-vis de lui comme le veut ce proverbe persan dirigé contre les hadji : aussitôt qu’un homme est allé (en pèlerinage) à la Mecque, change de logement, s’il habite dans ta maison ; quand il y est allé deux fois, quitte la rue où il demeure ; mais s’il y est allé trois fois, abandonne sa ville, même le pays où il vit.
  2. [Sincérité ! ô toi qui t’es enfuie, Astrée, de la terre jusques au ciel, comment te faire redescendre (fondement de la conscience et, par suite, de toute religion intérieure) de ces hautes régions vers nous ? Je puis concéder, à la vérité, bien que ce soit fort regrettable, que l’on ne trouve pas dans la nature humaine la candeur (qui consiste à dire toute la vérité qu’on sait). Mais ce qu’on doit pouvoir exiger de tout homme, c’est la sincérité (par quoi tout ce qu’on dit demeure véridique), et s’il n’y avait pas dans la nature humaine une disposition qui nous porte à être sincères, mais que nous négligeons, hélas ! de cultiver, la race des, tommes, à ses propres yeux, devrait être un objet souverainement méprisable. Or, cette qualité de l’âme indispensable est exposée à de nombreuses tentations et souvent impose des sacrifices, nécessitait ainsi de la force morale,