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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

Nous avons remarqué plus haut que, dès qu’ils ont goûté à la liberté de penser[1], des hommes courbés autrefois sous le joug servile de la croyance (par exemple les protestants) se regardent en quelque sorte tout de suite comme ennoblis, du fait qu’ils ont moins de choses à croire (moins de ces choses positives qui font l’objet des prescriptions des prêtres) ; or, c’est exactement le contraire qui se produit chez ceux qui n’ont encore ni pu ni voulu faire un essai de ce genre, car ils ont pour principe qu’il est prudent de croire plutôt davantage que pas assez. Ce qu’on fait de trop, par excès de zèle, ne peut jamais être, en effet, nuisible, et peut quelque-fois être avantageux. Sur une illusion de ce genre, qui fait de la mauvaise foi (Unredlichkeit) dans les aveux de croyance religieuse, un principe (que l’on accepte avec d’autant plus de facilité que la religion efface toutes les fautes et tourne à bien, par suite, cette même mauvaise foi) se fonde ce que l’on appelle la maxime de sûreté dans les choses de la

  1. J’avoue que je ne puis me faire à cette façon de parler, propre même à des gens fort sages, proclamant que tel peuple (en travail de liberté civile et politique) n’est pas mûr pour la liberté ; que les serfs de tel grand seigneur ne sont pas encore mûrs pour la liberté, et de même aussi que les hommes, d’une manière générale, ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croyance. Mais, dans cette hypothèse, la liberté n’arrivera jamais, car on ne peut mûrir pour la liberté qu’à la condition préalable d’être placé dans cette liberté (il faut être libre afin de pouvoir user comme il convient de ses facultés dans la liberté). Il est certain que les premiers essais seront grossiers et qu’ordinairement même ils se relieront à un état de choses plus pénible et plus dangereux que celui où l’on vit sous les ordres d’autrui, mais aussi sous sa prévoyance ; seulement, on ne peut mûrir pour la raison que par des essais personnels (qu’on ne peut accomplir qu’à la condition d’être libre). Que ceux qui ont l’autorité en mains, contraints par des circonstances de temps, renvoient à une époque encore éloignée, très lointaine, le moment de briser ces trois chaînes des hommes, je n’ai rien à dire là contre. Mais poser en principe que tous ceux qui jamais ont été soumis au pouvoir, n’ont aucun avantage à recouvrer la liberté (überhaupt die Freiheit nicht tauge) et que l’on a le droit de les en priver pour toujours, c’est empiéter sur les droits souverains de la divinité, Dieu ayant fait l’homme pour qu’il soit libre. Certes, il est plus commode de régner dans l’État, dans sa famille et dans l’Église, une fois qu’on a pu faire admettre un pareil principe. Mais est-ce également plus juste ?