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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

de pencher davantage et d’une façon qu’on dit plus grossière vers la sensibilité. Se rendre à l’église aux jours obligés, faire des pèlerinages aux sanctuaires de Lorette ou de Palestine, envoyer ses prières aux magistrats célestes en formules exprimées des lèvres, ou les leur expédier par la poste-aux-prières, les Thibétains (qui croient que leurs souhaits, exposés par écrit, atteignent aussi bien leur but poussés par le vent, par exemple, quand ils sont consignés sur un pavillon, ou lancés avec la main qui sert de catapulte quand on les enferme dans une boite), toutes ces pratiques de dévotion, quelles qu’elles soient, par lesquelles on cherche à remplacer le culte moral de Dieu, reviennent au même et n’ont point plus de valeur l’une que l’autre. ― La différence entre les formes extérieures du culte n’est pas ce qui importe ici ; la seule chose à envisager, au contraire, c’est le principe unique, qu’on adopte ou que l’on rejette, de se rendre agréable à Dieu par la seule intention morale qui trouve dans les actes son expression vivante, ou par des puérilités et des fainéantises pieuses[1]. Mais ne peut-on pas dire qu’il y a aussi en morale une illusion de ce genre : la superstition du sublime qui s’élève au-dessus des facultés humaines, et qu’on pourrait ranger, avec la superstition religieuse rampante dans la classe générale des illusions qui viennent de nous ? Non, car l’intention vertueuse ne s’occupe que du réel, d’une chose par elle-même agréable à Dieu et en harmonie avec le plus grand bien du monde. Sans doute, une folie de présomption peut s’y joindre, en

  1. C’est un phénomène psychologique que les adeptes d’une confession dans laquelle il y a moins de dogmes à croire se sentent par la même comme ennoblis et comme plus éclairés, bien qu’ils aient gardé cependant assez de croyances statutaires pour n’avoir pas le droit de jeter (comme ils font) du haut de leur pureté prétendue, un regard de mépris sur leurs frères plongés dans la même erreur ecclésiastique. Leur sentiment s’explique par ce fait qu’ils se trouvent, aussi peu que ce soit, plus rapprochés ainsi de la vraie religion morale, bien qu’ils demeurent encore toujours attachés à l’illusion qu’ils peuvent compléter cette religion par des observances pieuses, où la raison n’est qu’un peu moins passive.