Page:Kant - La religion dans les limites de la raison, trad Tremesaygues, 1913.djvu/129

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
105
LA LUTTE DU BON PRINCIPE AVEC LE MAUVAIS

racle, mais, s’il prête l’oreille aux préceptes de la raison, il se comporte alors comme si toute conversion et toute amélioration dépendaient simplement de ses propres efforts et de son application soutenue. Mais que du fait qu’on a reçu le don de croire fermement aux miracles en théorie, on puisse encore en opérer et assiéger ainsi le ciel, c’est une chose qui dépasse beaucoup trop les bornes de la raison pour qu’on s’arrête longuement à une telle assertion vide de sens[1].

  1. Un subterfuge habituel de ceux qui recourent aux arts magiques pour exploiter les gens crédules, ou qui veulent au moins y faire croire en général, consiste à en appeler à l’aveu que font de leur ignorance les physiciens. On ne connaît pas, disent-ils, la cause de la pesanteur, ni de la force magnétique, etc. ― Mais nous en connaissons les lois, avec une précision suffisante, dans les strictes limites des conditions sous lesquelles seulement se produisent certains effets ; et, pour faire de ces forces un emploi rationnel certain, aussi bien que pour en expliquer les phénomènes, c’est suffisant secundum quid et régressivement, puisqu’on peut employer ces lois à classifier nos expériences quoique simpliciter et progressivement, la connaissance que nous en avons ne suffise pas à nous découvrir les causes mêmes des forces qui agissent selon ces lois. ― Par là devient aussi compréhensible ce phénomène interne de notre entendement qui fait que de prétendus miracles de la nature, c’est-à-dire des phénomènes suffisamment accrédités bien qu’anormaux, ou des propriétés des choses qui se présentent contre toute attente et s’écartent des lois naturelles déjà connues, sont accueillis avec avidité et exaltent l’esprit tant qu’on les tient pour choses naturelles, tandis que, à l’annonce d’un vrai miracle, ce même esprit demeure terrassé. C’est que les premiers de ces faits font entrevoir à la raison l’acquisition d’un aliment nouveau, c’est-à-dire donnent l’espoir de découvrir de nouvelles lois naturelles, tandis que les seconds provoquent la crainte de perdre même la confiance dans ce qui déjà passait pour connu. Or, privée des lois de l’expérience, la raison n’offre plus aucune utilité dans un pareil monde enchanté, même sous le rapport de l’usage moral qu’on pourrait en faire en ce monde pour obéir à son devoir ; car on ne sait plus si, à notre insu, il ne se produit pas, même dans les mobiles moraux, par miracles, des changements dont nul ne saurait décider s’il doit les attribuer à lui-même ou à une autre cause impénétrable. ― Ceux dont le jugement est ainsi disposé qu’ils ne croient pas pouvoir se passer de miracles dans l’explication des choses (hierin), pensent adoucir le coup que leur opinion porte à la raison en admettant que les miracles n’ont lieu que rarement. S’ils entendent par là que cette rareté est déjà contenue dans l’idée de miracle (parce que, s’il arrivait habituellement, un événement de ce genre ne serait pas qualifié miracle) on peut à la rigueur leur passer ce sophisme (par le-