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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

considéré à deux points de vue, en droit et en fait. Si l’on se place au dernier point de vue (et que l’on considère ce qui frappe les sens), le bon principe a eu le dessous dans la lutte ; après avoir enduré beaucoup de souffrances il dut laisser la vie dans ce combat[1], parce qu’il avait fomenté une insurrection dans une domination étrangère (qui avait la force pour elle). Mais comme le royaume dans lequel des principes détiennent la puissance (qu’ils soient d’ailleurs bons ou mauvais) n’est pas un royaume de la nature, mais de la liberté, c’est-à-dire un royaume tel qu’on n’y peut disposer des choses qu’autant qu’on règne sur les âmes (Gemüther), et où, par conséquent, n’est esclave (n’est serf) que qui veut l’être, et aussi longtemps qu’il veut l’être, jus-

  1. [Ce n’est pas que (suivant une imagination romanesque de D. Bahrdt) il cherchât la mort pour favoriser l’exécution d’un bon dessein, au moyen d’un brillant exemple de nature à faire sensation ; cela eût été un suicide. Car s’il est permis d’exposer sa vie en accomplissant certaines actions, si l’on peut même recevoir tranquillement la mort des mains d’un adversaire, quand on ne saurait l’éviter sans se rendre infidèle à un devoir imprescriptible, on n’a jamais le droit de disposer de soi et de sa vie, comme d’un moyen en vue d’une fin, quelle qu’elle soit, et d’être ainsi l’auteur de sa mort. ― Mais ce n’est pas non plus qu’il ait risqué sa vie (comme le soupçonne l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel) non dans un but moral, mais simplement dans un but politique, mais clandestin, visant en quelque sorte à renverser la domination des prêtres, et à s’installer à leur place avec le pouvoir temporel ; à cette supposition s’oppose en effet la recommandation adressée par Jésus à ses disciples, à la Cène, alors qu’il avait déjà perdu l’espérance de sortir vivant de la lutte : « Faites ceci en mémoire de moi » ; s’il eût voulu par ces paroles les porter à commémorer l’échec d’un dessein temporel, la recommandation aurait été blessante, propre à soulever de l’indignation contre son auteur et par suite intrinsèquement contradictoire. Cette commémoration toutefois pouvait aussi porter sur l’échec d’un dessein excellent et purement moral du Maître qui aurait voulu, de son vivant même, renverser la croyance cérémoniale des Juifs, qui étouffait toute intention morale, anéantir le pouvoir de ses prêtres et opérer ainsi (dans la religion) une révolution publique (le soin qu’il avait pris de rassembler pour la Pâque tous ses disciples épars dans le pays pouvait avoir en vue la réalisation de ce dessein) ; et certes nous pouvons même aujourd’hui encore regretter qu’un pareil dessein n’ait point réussi, bien qu’il n’ait pas été conçu en vain et qu’il ait abouti après la mort du Christ, à une transformation religieuse qui s’est opérée sans éclat. (im Stillen), mais au milieu de beaucoup de souffrances.]