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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON


tions avec lesquelles la raison ne fait que dépasser les limites de sa portée. Ainsi la bonne et la pure intention, de laquelle on a conscience (et qu’on peut appeler un bon

    ou doivent-elles être des peines éternelles ? Si l’on enseignait qu’elles sont finies, pas mal de gens, on peut le craindre (comme tous ceux qui croient au purgatoire, ou comme ce matelot des Voyages de Moore), diraient : « J’espère bien pouvoir les supporter. » Si l’on soutenait l’autre thèse et qu’on en fit un article de foi, on pourrait bien, malgré le dessein que l’on se propose, laisser la porte ouverte à l’espérance d’une complète impunité après la plus scélérate des vies. En effet, puisque à l’heure du tardif repentir, sur la fin de la vie, le prêtre auquel on demande conseil et dont on attend des consolations doit trouver, malgré tout, cruel et inhumain d’annoncer à un homme sa réprobation éternelle, et puisqu’il ne trouve point de milieu entre une pareille réprobation et l’absolution complète [(punition éternelle ou point de punition)], il doit lui faire espérer le pardon, c’est-à-dire lui promettre de le transformer en un tour de main en un homme agréable à Dieu ; car alors comme il n’est plus temps d’entrer dans la voie d’une bonne vie, des aveux repentants, des formules de foi et même des promesses de changer sa façon de vivre, dans le cas où l’on se verrait accorder un plus long sursis, tout cela tient lieu de moyens. ― Cette conséquence est inévitable dès que l’on convertit en dogme l’éternité d’une destinée à venir conforme à la conduite que l’homme a tenue ici-bas, au lieu de se borner à exciter chacun de nous à se faire, d’après son état moral antérieur, une idée de son avenir et à conclure par lui-même l’un de l’autre en qualité de conséquence naturellement à prévoir ; auquel cas, en effet, la durée à perte de vue de notre sujétion à la domination du mal aura pour nous un effet moral identique à celui que l’on peut attendre de l’éternité déclarée du sort à venir (nous poussera également à faire tout notre possible pour effacer, quant à ses effets, le passé par des réparations ou des compensations, avant la fin de cette vie) : sans cependant comporter les désavantages du dogme de l’éternité (que d’ailleurs n’autorisent ni la portée de la raison, ni l’interprétation de l’Écriture) : car une fois ce dogme proclamé, le méchant, au cours de sa vie, compte déjà d’avance sur ce pardon facile à obtenir, ou, lorsqu’il est à ses derniers moments, croit avoir seulement à s’occuper des prétentions qu’a sur lui la justice céleste qu’il satisfait à l’aide de simples paroles, cependant que les droits des hommes sortent les mains vides de cette affaire et que personne ne recouvre son bien (c’est là l’issue tellement ordinaire de ces sortes d’expiation qu’un exemple du contraire est à peu près chose inouïe). — Quant à craindre que sa raison, au moyen de la conscience, soit trop indulgente pour juger l’homme, c’est se tromper grandement, à mon sens. Car par là même qu’elle est libre et doit se prononcer sur le compte de l’homme la raison est incorruptible, et, à condition de lui dire, à l’heure de la mort, qu’il est au moins possible qu’il ait bientôt à paraître devant un juge, on peut se contenter d’abandonner un homme à ses propres réflexions, qui, selon toute vraisemblance, le jugeront avec la plus