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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


avilît, dégrade, pervertit la nature humaine, et la rend capable de tous les crimes. Comment d’ailleurs pourraient-ils sans lui se produire au grand jour ? Il est leur compagnon obligé, et l’assassinat n’a pas de meilleur ami.

Outre le mensonge, Kant fait rentrer dans le même groupe de vices l'avarice et la fausse humilité. C’est avec raison qu’il condamne l’avarice 1[1], non-seulement au point de vue social, mais aussi comme contraire à ce que nous nous devons à nous-mêmes : elle dénote un attachement servile aux biens de la fortune, qui est tout à fait indigne d’un homme. Ce n’est pas qu’à l’exemple de la morale évangélique il prêche comme une vertu le renoncement absolu aux biens de ce monde : ce ne peut être là une vertu, puisque celui qui se dépouillerait de ses propres moyens d’existence se mettrait lui-même à la merci de ses semblables et se précipiterait volontairement dans un état contraire à la dignité humaine : où donc est ici la vertu ? Elle consiste dans une certaine libéralité de sentiments, dans une certaine indépendance de l’âme qui exclut l’avarice, mais qui n’exclut pas du tout l'économie. Celle-ci est-elle donc aussi une vertu ? Cette vertu-là ressemble si fort à la prudence, qu’il est bien difficile de l'en distinguer ; mais il n’est pas impossible de la faire rentrer elle-même, au moins indirectement, parmi les devoirs de l’homme envers lui-même. C’est ainsi que Kant dira tout à l’heure, au nom du devoir de la dignité personnelle : « Soyez économes, afin de ne pas tomber dans la misère 2[2].

Ce qui domine en général dans la morale kantienne, c’est un sentiment profond de la dignité humaine, et partant du respect de soi-même ; par là, il faut le dire, elle réagit heureusement contre l’exagération de certaines vertus chrétiennes. Ce sentiment et cette réaction se manifestent au plus haut degré dans la guerre que Kant fait ici à la fausse humilité 3[3]. Il est loin de proscrire tout sentiment d’humilité : selon lui, au contraire, l’homme doit avoir sans cesse présente l’idée de son imperfection morale ou de sa fragilité, afin qu’il

  1. 1 Voyez plus haut, p. xxvii.
  2. 2 Plus haut, p. xxix.
  3. 3 Plus haut, p. xxviii.