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ANALYSE CRITIQUE


cipe : « Le mensonge est toujours odieux, dès qu’on en profite. » Il n’y a pas besoin de se jeter dans une théorie aussi extrême que celle de Kant. Mais, si je demande grâce pour quelques exceptions qui, loin de détruire la règle, la confirment, je n’en admire pas moins cette forte et mâle doctrine, si bien faite pour relever les âmes ; et, si je lui reproche quelque exagération, je n’oublie pas que cette exagération même a sa source dans la profonde horreur que le mensonge inspira toujours à notre philosophe.

Personne n’a mieux parlé du menteur. J’ai déjà cité ces paroles de la Doctrine de la Vertu 1[1] : « La honte accompagne le menteur comme son ombre. » — Et celles-ci : « Le menteur est moins un homme véritable que l’apparence trompeuse d’un homme. » Sa figure, en effet, est couverte d’un masque impénétrable : jamais cette face immobile, jamais ces yeux ternes et fuyants n’ont trahi un sentiment vrai. S’il ouvre la bouche, c’est pour dire tout juste le contraire de ce qu’il pense. Sa maxime, qu’il se garde bien de professer, mais qu’il pratique merveilleusement, c’est que « la langue a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. » Aussi a-t-il un vocabulaire à lui, où les mots signifient tout l’opposé de ce qu’ils veulent faire entendre. Vous jure-t-il une amitié sincère, attendez-vous à quelque trahison. Yous parle-t-il de sa loyauté, c’est fourberie qu’il faut traduire. Pendant qu’il médite une infamie, il vous prend à part, va lui-même au-devant des rumeurs qui commencent à se répandre, vous demande si vous avez pu y ajouter foi ; et, comme vous lui répondez que vous l’estimez trop pour cela, il vous serre la main et vous remercie de le croire un honnête homme. Le lendemain, à votre réveil, vous êtes tout surpris d’apprendre que l’infamie vient d’être commise. Voilà le menteur. Il pousse si loin l’impudence qu’il ne devrait, ce semble, tromper personne, et pourtant combien de dupes ne trouve-t-il pas ! Kant fait encore remarquer que, suivant la légende biblique, ce n’est point par le meurtre, mais par le mensonge que le mal s’est introduit dans le monde 2[2]. Cette tradition a un sens profond. Le mensonge

  1. 1 Plus haut, p. xxv.
  2. 2 Cf. plus haut, p. xxvi.