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ANALYSE CRITIQUE


a besoin d’être restreint. Oui, dire la vérité est un devoir, mais cela n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Qu’est-ce en effet qu’un devoir ? C’est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. Il suit de là que dans ce cas la véracité cesse d’être un devoir, et que le mensonge devient légitime. Benjamin Constant ne formule pas aussi crûment cette conclusion, mais c’est bien celle à laquelle il arrive.

On peut reprocher à la doctrine de Kant une certaine exagération, et j’essayerai moi-même tout à l’heure de justifier ce reproche ; mais celle de Benjamin Constant est, par ses principes comme par ses conséquences, aussi fausse que dangereuse. Aussi, dans la critique qu’il en a fait, Kant a-t-il bien raison contre lui ; il pourrait même l’avoir mieux encore, s’il montrait dans la discussion moins de subtilité et plus de largeur 1[1]. Il n’est pas vrai d’abord que le devoir soit essentiellement une obligation correspondant à un droit dans autrui. S’il en était ainsi, l’homme n’aurait donc pas de devoirs en vers lui-même, et il faudrait retrancher toute une branche de la morale. La véracité, au contraire, est en premier lieu un devoir envers nous-mêmes : celui qui ment, outre qu’il trompe autrui, manque à ce qu’il se doit et se frappe d’indignité. En outre que veut dire Benjamin Constant, quand il déclare que la vérité n’est un devoir que pour ceux qui y ont droit ? J’admets bien ce principe en un sens : je ne suis

  1. 1 Dans toute cette discussion Kant, comme il le déclare lui-même (voyez la note de la p. 252), ne considère le mensonge que comme un devoir de droit. Or, à ce point de vue, la théorie qu’il oppose à Benjamin Constant non-seulement est trop rigoureuse, mais elle pèche même par son principe. La véracité n’est en effet un devoir de droit envers autrui qu’autant que ceux qui nous interrogent ont le droit de le faire ; mais elle n’en est pas moins dans tous les cas (sauf les exceptions dont je parlerai tout à l’heure) un devoir de vertu. Aussi Kant lui-même, dans l’ensemble de sa doctrine morale, ne fait-il figurer le mensonge en général que parmi les vices condamnés par l’éthique. C’est aussi à ce dernier point de vue qu’il aurait dû se placer ici pour repousser le principe de Benjamin Constant ; c’est par là qu’il eût été vraiment fort contre lui. C’est par là qu’à mon tour je l’oppose à son antagoniste.