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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


même temps un devoir envers l’espèce humaine en général ; car, sans cette loi suprême, il n’y a plus de confiance réciproque possible, partant plus de contrat, partant aussi plus de société. Notre mensonge ne fût-il nuisible à personne, fût-il même utile à quelqu’un, toujours est-il une faute, sinon aux yeux de la jurisprudence, du moins à ceux de la morale : il est une atteinte portée aux droits sacrés de l’humanité, soit en nous-mêmes, soit chez nos semblables. Quand donc quel qu’un profère un mensonge, même en vue de sauver un ami, il se rend coupable envers elle. Il se peut qu’il le sauve par ce moyen ; mais il ne l’aura sauvé qu’en violant une loi sainte. Il se peut aussi d’ailleurs, car qui oserait se flatter de prévoir toujours sûrement les conséquences de ses actes ? il se peut que son mensonge, au lieu de tourner en faveur de son ami, lui devienne funeste ; et alors il sera justement responsable des suites d’une action que la loi morale lui défendait. Supposez, par exemple, que, par une fausse déclaration, vous ayez réussi à éloigner de votre maison les meurtriers qui pensaient y trouver votre ami, mais que celui-ci, s’étant échappé au premier bruit qu’il a entendu, vienne à rencontrer ses ennemis et tombe sous leurs coups, ne pourra-t-on pas vous accuser justement d’avoir causé sa mort ? Peut-être sans votre mensonge le crime n’aurait-il pas eu lieu ; peut-être serait-on parvenu à arrêter les meurtriers, etc. En tous cas, n’ayant rien fait que selon le devoir, vous n’auriez rien à vous reprocher. Celui au contraire qui le viole par un mensonge, celui-là, quelque généreuse que soit son intention, doit encourir la responsabilité des conséquences qui en peuvent résulter, si imprévues qu’elles soient d’ailleurs. C’est donc ici le cas d’appliquer la maxime stoïcienne : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » Ton devoir te défend de mentir : n’ouvre donc jamais ta bouche au mensonge ; ou refuse de parler, ou, si tu acceptes la demande qu’on t’adresse, que ta réponse soit véridique. Admet-on des exceptions à cette loi suprême, sans laquelle il n’y a plus ni dignité pour les individus, ni confiance, ni contrat, ni société possible parmi les hommes, on la rend incertaine, vacillante et bientôt inutile. Telle est la doctrine de Kant.

Selon Benjamin Constant, au contraire, le devoir de la véracité n’est nullement absolu, ou, pour devenir applicable, il