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ANALYSE CRITIQUE


dans le monde. Que ceux-là l’exaltent, qui s’en trouvent si bien ; mais qu’ils n’espèrent pas nous faire prendre le change. La vertu a de tout autres maximes : loin de se guider sur la prudence, elle repousse souvent ses conseils. Il y a des actes vertueux qui sont singulièrement imprudents ; faut-il donc les mettre au rang des vices ? La vertu n’exclut pas sans doute la modération et la mesure : là aussi il faut se mettre en garde contre le fanatisme, c’est-à-dire faire en sorte qu’un enthousiasme aveugle n’étouffe pas la raison ; en ce sens il est vrai de dire avec Horace que la sagesse mérite le nom de folie ou l’équité celui d’injustice, quand on pousse la vertu même au delà de certaines bornes 1[1]. Mais c’est qu’alors la vertu, en sortant de ses borne·, cesse d’être la vertu ; car pour la vertu elle-même, on ne saurait jamais la pousser trop loin, et, comme le dit Kant si spirituellement, reprocher à quelqu’un d’avoir trop de vertu reviendrait à dire qu’un cercle peut être trop rond ou une ligne droite trop droite 2[2].

C’est encore un excellent principe que celui qui nous en joint de mesurer notre force sur notre devoir et non notre devoir sur notre force. L’homme peut toujours tout ce qu’il doit : qu’il ne cherche donc pas dans sa faiblesse un prétexte pour se soustraire à ses obligations. Il est bon de songer à la faiblesse de l’humanité, mais pour y puiser un motif d’indulgence à l’égard d’autrui, et non une dispense ou une excuse pour soi-même. Le beau serait de joindre à une extrême sévérité pour sa propre personne beaucoup d’indulgence pour les autres ; mais c’est ordinairement le contraire qui arrive.


En général l’idée que Kant se fait de la vertu 3[3] est à la fois si juste et si élevée qu’on ne saurait prendre ici un meilleur guide. Lui-même s’inspire évidemment de la doctrine stoïcienne : ses paroles ne sont souvent qu’un écho des enseignements du Portique 4[4] ; mais écoutez jusqu’au bout ce nouvel apôtre du stoïcisme, et vous verrez que l’esprit chrétien a

  1. 1 Cf.plus haut, p. xvii.
  2. 2 J’ai déjà cité ces paroles, p. xxvii.
  3. 3 Cf. plus haut, p. xiv.
  4. 4 Voyez celles que j’ai citées textuellement dans mon analyse, loc. cit.