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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


retranchant uniquement derrière la première, ne se prive-t-on pas de l’un des plus puissants arguments que l’on puisse invoquer contre lui ? J’en dirai autant du mensonge, qui n’est pas seulement un oubli de notre propre dignité, mais une offense au respect que nous devons à nos semblables. Ici encore la question ne peut pas être traitée d’une manière complète, si on ne l’envisage sous ces différentes faces. Loin donc de s’en tenir à un seul principe pour chaque devoir, on doit chercher toutes les raisons qui peuvent en accroître l’obligation ou la force. En fait de devoir, il ne faut pas être avare de moyens de défense : on n’en opposera jamais assez aux sophismes de la passion ou de l’intérêt personnel. Kant a raison de repousser cette maxime stoïcienne, qu’il n’y a qu’une vertu et qu’un vice : c’était une pure subtilité ; mais c’est se jeter dans un autre excès que de n’admettre pour chaque devoir qu’un titre d’obligation et d’en exclure tous les autres.

J’aime mieux le principe par lequel il repousse cette autre vieille maxime qui définit la vertu un juste milieu entre deux vices opposés 1[1]. Il a bien raison de dire que la vertu est une chose qui diffère du vice par sa nature même, et que l’en distinguer uniquement par le degré, c’est la dépouiller de son caractère propre et la confondre elle-même avec la prudence. Cette maxime, en effet, est celle de la prudence, mais la prudence n’est pas la vertu. Autrement l’idéal serait cette sagesse habile qui consiste à fuir en tout les extrêmes, c’est-à-dire, pour parler plus juste, les partis périlleux ; à se tenir toujours dans un juste milieu, parce que c’est là qu’on trouve le plus de sûreté, medio tutissimus ibis ; à ne se compromettre jamais pour aucune cause, surtout pour les causes vaincues ; en un mot, à faire en sorte de vivre le plus doucement et le plus longtemps possible. C’est cette sagesse que chantait et pratiquait l’épicurien Horace, et elle est toujours fort en crédit

  1. 1 Kant rapporte cette maxime à Aristote, et elle remonte en effet jusqu’à lui ; mais elle est loin d’avoir dans la morale du philosophe grec le caractère absolu qu’il lui attribue ici et qu’elle a en effet reçu plus tard, particulièrement chez les Épicuriens et leur poète Horace. Dirigée contre ceux-ci, qui ne voient entre la vertu et le vice qu’une différence de degré, la critique de Kant est fondée, et c’est en ce sens que la maxime qu’il repousse mérite son anathème.