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ANALYSE CRITIQUE


tiques cette fois, que j’ai déjà adressées à Kant sur ce sujet 1[1] : je veux parler de la méthode qu’il applique à la morale. On sait que, selon lui, cette science doit être construite tout à fait à priori, c’est-à-dire en dehors de toute connaissance de la nature humaine et sur le seul fondement de la raison pure. C’est pour marquer ce caractère qu’il la désigne sous le nom de métaphysique des mœurs. Il veut que sous ce titre elle ne comprenne que des éléments purement rationnels, et que l’on réserve pour une partie ultérieure de la science tout ce que l’étude de notre nature peut y ajouter de lumières propres à en éclairer l’application. Or je ne pense pas que telle soit la vraie méthode à suivre en matière de morale. Je la tiens d’abord pour une illusion. Sans doute il n’y a que la raison qui puisse nous fournir l’idée de l’obligation ou du devoir ; mais il n’y a que la connaissance de nous-mêmes qui puisse nous apprendre en quoi consistent nos obligations ou nos devoirs. Ils sont en effet déterminés par notre nature : telle est celle-ci, tels sont nécessairement ceux-là. Si, par exemple, nous sommes doués d’une intelligence perfectible, ce n’est pas apparemment pour la laisser sans culture ; notre devoir au contraire est de la cultiver autant qu’il dépend de nous. Ainsi du reste. Pour savoir quelles sont nos obligations, il faut donc considérer les attributs ou les propriétés de notre nature : elles y sont écrites en caractères lumineux. Sous peine de rester abstraite et vide, la conception de la loi morale doit donc s’appuyer sur la connaissance de la nature humaine ; c’est de cette manière seulement qu’elle pourra spécifier les divers devoirs qu’elle nous impose. C’est là aussi ce que font en réalité tous les moralistes, ceux mêmes qui croient suivre la méthode la plus exclusivement rationnelle : ils sont guidés, quoiqu’ils en aient, par les idées dont ils avaient pensé pouvoir faire entièrement abstraction. Tel est le cas de notre philosophe : il se montre à chaque pas infidèle à la méthode qu’il s’était tracée, et il en corrige ainsi lui-même en partie le vice originel. Mais, pour la soutenir autant que possible, il

  1. 1 Voyez mon Examen des Fondements de la métaphysique des mœurs et de la Critique de la raison pratique yp. 201-205, et mon Analyse critique de la Doctrine du droit, p. cxxxvii et suiv.