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ANALYSE CRITIQUE


homme d’un sens et d’un esprit droit à qui il puisse ouvrir son cœur en toute confiance ! Il ne sera plus seul avec ses pensées comme dans une prison, mais il jouira d’une liberté dont il se voit privé dans le monde, où il est forcé de se renfermer en lui-même. Un tel homme est rare sans doute, rara avis nigroque simitlima cygno, mais ce cygne noir n’est pas introuvable sur la terre.

En un sens général l’amitié ne doit pas se renfermer seulement dans le cercle de deux personnes, mais embrasser la société entière des hommes. Elle désigne alors quelque chose de plus que la simple philanthropie : elle exclut toute idée de distinction entre les hommes, et ne voit plus en eux que des frères réunis sous un père commun, qui veut le bonheur de tous. Au plaisir d’obliger les autres l’ami des hommes joint le sentiment de l’égalité qui existe entre eux et lui, et qui l’oblige lui-même envers eux. C’est de cette manière que nous devons pratiquer la philanthropie, et c’est ainsi que les heureux, qui possèdent les moyens d’être bienfaisants, se prémuniront contre l’orgueil auquel ils s’abandonnent si volontiers.

Des vertus de société.

Puisque nous sommes destinés à vivre de la vie de société, il est clair que tout ce qui sert à l’entretenir et à la perfectionner devient un devoir pour nous 1[1]. Telle est l’affabilité dans les manières et dans le langage, l’urbanité dans la controverse, etc. On dira que ce n’est là qu’une monnaie courante et une apparence qui ne trompe personne. Sans doute, mais l’effort même que nous sommes obligés de faire pour rapprocher autant que possible de la vérité cette apparence ne laisse pas de seconder beaucoup, le sentiment de la vertu. N’est-ce rien d’ailleurs que de rendre la vertu aimable et de lui ajouter des grâces, ou cela même n’est-il pas un devoir de vertu ?

Question casuistique.

Kant pose en terminant 2[2] et résout avec son sens moral ordinaire une question qui se présente souvent à la conscience des âmes honnêtes dans le commerce de la vie : « Est-il permis d’entretenir des relations avec des hommes vicieux ? » — « On ne saurait, dit-il, éviter de les rencontrer, car il faudrait pour cela quitter le monde, et nous ne sommes pas d’ailleurs

  1. 1 § 48, p. 160.
  2. 2 P. 161.