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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


que c’est pour nous un devoir de la cultiver. Mais peut-elle être autre chose qu’un idéal ? On connaît le mot d’Aristote : « Mes amis, il n’y a point d’amis. » Il faut convenir en effet que cette égalité parfaite et ce parfait équilibre de l’amour et du respect dans l’amitié offrent bien des difficultés. Si l’une des deux personnes montre trop d’ardeur dans son amour, ne va-t-elle pas perdre d’autant dans le respect de l’autre ? Aussi dit-on que les meilleurs amis mêmes ne doivent pas se traiter avec trop de familiarité. Si j’entreprends, comme c’est mon devoir, de faire remarquer à mon ami les fautes qu’il peut commettre, ne verra-t —il pas dans ces sortes d’avertissements un manque d’estime qui le blessera et en tous cas une surveillance qui lui paraîtra offensante ? Enfin, si c’est un devoir de venir en aide à son ami dans l’adversité, n’est-ce pas aussi un lourd fardeau que de se sentir enchaîné à la fortune d’un autre et chargé de pourvoir à ses nécessités ? D’un autre côté, les bienfaits dont l’ami mal heureux est l’objet ne rétablissent-ils pas dans un rapport d’infériorité vis à-vis de celui dont il est l’obligé sans pouvoir l’obliger à son tour, et par conséquent pourra t-il compter encore, sinon sur un amour égal au sien, du moins sur un égal respect ? Les rapports que certains services établissent entre des amis sont d’une nature tellement délicate que, chacun d’eu x, tout en croyant pouvoir compter sur l’obligeance de l’autre, évite autant que possible d’y recourir ; il ne peut même s’empêcher de tenir pour périlleuse toute épreuve de ce genre. Que conclure de tout cela ? Que l’amitié est une chimère ? Mais, quand nous ne pourrions nous flatter de la réaliser dans toute sa perfection, en serait-elle moins l’idéal que conçoit notre raison et que rêve notre cœur ? D’ailleurs il faut bien distinguer de l’amitié telle que les poètes se plaisent à la représenter, c’est-à —dire de cette amitié qui va jusqu’à se charger des fins d’autrui et agit principalement par amour, celle qui vît surtout d’estime et de sympathie. La première ne saurait en effet atteindre ici-bas toute la pureté et toute la perfection désirables ; la seconde, qui a un caractère plus m oral, si rare qu’elle soit, n’est pourtant pas irréalisable. Elle naît tout naturellement de ce besoin d’expansion qui est inné au cœur de l’homme, mais que la crainte des indiscrétions du monde comprime à chaque instant. Heureux qui trouve un


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