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ANALYSE CRITIQUE


cette vertu, qui est d’autant plus méritoire qu’elle est moins récompensée, il a pour caractère d’anéantir l’amour des hommes, et même, chose monstrueuse, d’y substituer la haine de qui nous aime.

De la joie du malheur d’autrui.

Il y a encore un vice de la même famille : c’est celui qui consiste à se réjouir du mal d’autrui, et qui est directement opposé au devoir de la sympathie. Il a aussi sa racine dans un sentiment naturel au cœur de l’homme : il est en effet dans la nature que nous sentions plus fortement notre bien être ou notre bonne conduite, lorsque le malheur ou la folie des autres vient faire ressortir notre propre état. Mais se réjouir de ces désordres et aller jusqu’à en souhaiter le retour, c’est poursuivre la nature humaine d’une haine coupable. Deux dispositions qui sont déjà des vices par elles-mêmes engendrent cette joie maligne : l’arrogance qu’inspire une prospérité constante, et la présomption causée par une vie que l’on croit sans tache, mais qui n’a peut-être d’autre mérite que d’avoir échappé aux tentations. C’est ici le lieu de se rappeler ces belles paroles d’un ancien : « je suis homme ; rien d’humain ne m’est étranger. » La même joie est encore l’effet du désir de la vengeance, et c’est alors surtout qu’elle est douce. Alors aussi elle semble légitime : elle allègue l’amour du droit et le devoir même qui en résulte. En effet toute action qui blesse le droit d’un homme mérite un châtiment, et ce châtiment venge le crime dans la personne du coupable. Mais il ne doit jamais être un acte de l’autorité privée de l’offensé. C’est aux pouvoirs publics qu’il appartient de venger les attentats commis contre le droit, et, pour tout ce qui échappe à la juridiction de ces pouvoirs, c’est au juge suprême, c’est à Dieu seul qu’en revient la vengeance. Il ne nous est même pas permis de le prier de nous venger : « car, dit Kant 1[1], chacun de nous a commis lui-même assez de fautes, pour avoir à son tour grand besoin de pardon. » Notre philosophe prêche donc aussi le pardon des offenses ; mais il y ajoute un utile correctif : « Il ne faut pas, dit-il, le confondre avec cette lâche disposition à supporter les offenses, c’est-à-dire avec cet abandon des moyens rigoureux d’en prévenir le retour ; car

  1. 1 P. 140.