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ANALYSE CRITIQUE


les lieux habités par des pauvres auxquels manque le plus strict nécessaire ; de ne pas fuir les hôpitaux ou les prisons, etc., afin de se soustraire à la compassion dont on ne pourrait se défendre ; car c’est là un mobile que la nature a mis en nous pour faire ce que la considération du devoir ne ferait pas par elle seule. » Ici Kant semble emprunter aux stoïciens une des opinions qui leur ont été le plus reprochées. « Les stoïciens, dit-il 1[1], se faisaient une sublime idée du sage quand ils lui faisaient dire : Je me souhaite un ami, non pour en être moi-même secouru dans la pauvreté, dans la maladie, dans la captivité, etc., mais pour pouvoir lui venir en aide et sauver un homme. Et pourtant ce même sage se disait à lui-même, quand il ne pouvait sauver son ami : qu’est-ce que cela me fait ? c’est-à-dire qu’il rejetait la compassion. En effet, ajoute Kant, si un autre souffre et que je me laisse gagner par sa douleur, sans pourtant pouvoir la soulager, nous sommes alors deux à en souffrir, quoique la nature n’ait réellement frappé qu’une personne. Or ce ne peut être un devoir d’augmenter le mal dans le monde, et par conséquent de faire le bien par compassion. » Les lignes qu’on vient de lire pourraient être signées du nom de Zénon ou de Chrysippe, mais celles qui les suivent et que j’ai citées les premières montrent bien que Kant n’adopte pas sans amendement l’opinion stoïcienne. C’est ici la nature et le bon sens qui parlent, et il n’est personne qui ne soit prêt à y souscrire.

Question casuistique.

Bienfaisance, reconnaissance, sympathie, tels sont les devoirs qui composent en général la vertu philanthropique. Mais à ce sujet une question s’élève 2[2] : « Ne vaudrait-il pas mieux pour le bien du monde en général que toute la moralité des hommes » fut réduite aux devoirs de droit, pourvu toutefois qu’ils fussent observés avec la plus grande conscience ? » Voici comment Kant répond à cette question : « il n’est pas aisé de voir quelles conséquences cela aurait sur le bonheur des hommes. Mais le monde serait au moins privé d’un grand ornement moral, s’il n’y avait plus de philanthropie. Celle-ci est en soi, indépendamment même des avantages

  1. 1 P. 154.
  2. 2 P. 136.