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viii
ANALYSE CRITIQUE

Du bonheur d’autrui, comme devoir large.

Il en est de même du devoir de nous proposer pour fin le bonheur d’autrui, qu’il s’agisse de son bien-être ou de sa moralité. Nul ne peut dire qu’il consent à n’être jamais une fin pour les autres, c’est-à-dire à se passer toujours de leur assistance. Or il serait contradictoire de vouloir être une fin pour les autres et de ne pas faire à son tour des autres une fin pour soi-même. De là donc une maxime générale, qui, par cela même qu’elle revêt ce caractère, m’apparaît comme un principe obligatoire, indépendamment de toute considération intéressée. Je dois faire aux autres le sacrifice de mon bien-être, sans chercher s’ils m’en tiendront compte ; c’est mon devoir. Mais jusqu’où doit aller ce sacrifice, il est impossible de le déterminer, et de fixer ici les limites du devoir. Il ne nous prescrit pas d’acte déterminé, mais une maxime qui nous laisse une certaine latitude où nous pouvons faire plus ou moins. La satisfaction morale des autres est aussi un élément de ce bonheur auquel il est de notre devoir de concourir, mais ce devoir est négatif. Nous ne saurions faire qu’ils ne ressentent pas cette peine intérieure qui suit les mauvaises actions, mais nous devons nous abstenir de tout ce qui est de nature à les induire en tentation. Il est d’ailleurs impossible d’assigner les bornes où doit se renfermer ce soin de la satisfaction morale de nos semblables. Aussi, dans ce cas comme dans le précédent, l’obligation est-elle large.

Résumé de ce qui précède : ce que c’est qu’un devoir de vertu.

Nous savons maintenant ce que c’est qu’un devoir de vertu. Pour en bien préciser l’idée, résumons avec Kant les résultats précédemment exposés 1[1]. Tous les devoirs renferment l’idée de contrainte ; mais, tandis que certains peuvent nous être imposés par une contrainte extérieure, il en est qui ne sortent pas de la sphère de la législation intérieure. Or, comme on désigne sous le nom de vertu la puissance morale que nous exerçons sur nous-mêmes, on peut appeler cette dernière espèce de devoirs, qui ne comportent d’autre contrainte que la contrainte intérieure, des devoirs de vertu par opposition aux devoirs de droit, qui peuvent être aussi l’objet d’une législation extérieure. Ce n’est pas que la vertu ne puisse s’appliquer aux devoirs de droit ; c’est faire acte de vertu que de

  1. 1 IX, p. 36.