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reté intérieure des maximes et des dispositions de l’esprit, quoique l’action soit objectivement légitime. Il ne suffit pas de faire le bien, il le faut faire par ce seul motif que c’est le bien. D’ailleurs le concept de ces sortes de choses humaines, quand on l’expose clairement, qu’on le fait vivement ressortir par des exemples et qu’on se montre fidèle aux règles de l’harmonie du langage ou de la convenance de l’expression, ce seul concept a déjà sur les esprits, relativement aux idées de la raison (qui en même temps constituent l’éloquence), une influence assez grande par elle-même, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y ajouter les machines de la persuasion, et celles-ci, pouvant être tout aussi bien employées à embellir et à cacher le vice et l’erreur, ne peuvent empêcher qu’on ne soupçonne secrètement quelque ruse de l’art. Dans la poésie tout est loyal et sincère. Elle se donne pour un simple jeu de l’imagination, qui ne veut plaire que par sa forme, en l’accordant avec les lois de l’entendement ; elle ne cherche pas à le surprendre et à le séduire par une exhibition sensible[1].

  1. Je dois avouer qu’un beau poëme m’a toujours donné un contentement pur, tandis que la lecture des meilleurs discours d’un orateur du peuple romain, ou du parlement, ou de la chaire, a toujours été mêlée pour moi d’un sentiment désagréable ou de blâme pour la supercherie d’un art, qui, en des choses importantes, cherche k entraîner les hommes, comme des machines, dans une opinion à laquelle une calme réflexion ôtera tout son poids. L’art de bien dire ou l’éloquence (la rhétorique) appartient aux beaux-arts ; mais l’art oratoire (ars oratoria), en tant qu’art de tourner la faiblesse humaine à ses propres fins (qu’on les suppose ou qu’elles soient en réalité aussi bonnes qu’on voudra) ne mérite aucune estime. Aussi cet art ne s’est-il élevé au plus haut degré, à Athènes et à Rome, que dans un temps où l’État marchait à sa perte, et où le véritable patriotisme était éteint. Celui qui joint à une vue claire des choses une grande richesse et une grande pureté de langage, et qui, avec une imagination féconde et heureuse dans l’exhibition de ses idées, s’intéresse de cœur au véritable bien, celui-là est le vir bonus dicendi peritus, l’orateur sans art, mais plein d’autorité, tel que le demande Cicéron, bien que lui-même ne soit pas toujours resté fidèle à cet idéal.