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CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE


l’espèce. C’est la règle, comme on disait du célèbre Doryphore de Polyclète (on pourrait citer aussi la Vache de Myron dans son espèce). Elle ne peut rien contenir de spécifiquement caractéristique, car sinon elle ne serait pas une idée normale pour l’espèce. Aussi l’exhibition de cette idée ne plaît-elle pas comme belle, mais parce qu’elle ne manque à aucune des conditions sans lesquelles une chose de cette espèce ne peut être belle. Elle est simplement régulière[1].

Il faut distinguer de l’idée normale du beau l’idéal du beau, qu’on ne peut attendre que de la figure humaine pour des raisons déjà indiquées. Or l’idéal y consiste dans l’expression du moral ; sans cette expression, l’objet ne plairait pas universellement et positivement (pas même négativement dans une exhibition régulière). L’expression sen-

  1. On trouvera qu’un visage parfaitement régulier, tel que le peintre pourrait désirer d’en avoir un pour modèle, ne signifie ordinairement rien ; c’est qu’il ne contient rien de caractéristique ; qu’ainsi il exprime plutôt l’idée de l’espèce que le caractère spécifique d’une personne. Quand ce caractère est exagéré, c’est-à-dire quand il déroge lui-même à l’idée normale (de la finalité de l’espèce), on a alors ce qu’on appelle une caricature. L’expérience prouve aussi que ces visages parfaitement réguliers n’annoncent ordinairement que des hommes médiocres ; car (si on peut admettre que la nature exprime au dehors les proportions de l’intérieur), dès qu’aucune des qualités de l’âme ne s’élève au-dessus de la proportion exigée pour qu’un homme soit exempt de défauts, il ne faut pas attendre ce qu’on appelle le génie, dans lequel la nature paraît sortir de ses proportions ordinaires au profit d’une seule faculté.