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ANALYSE DE LA CRITIQUE


sont nécessaires pour donner aux catégories une valeur objective. Comment, par exemple, pourrions-nous démontrer la réalité objective du concept de la substance si nous ne trouvions quelque chose de fixe qui lui correspondît dans l’intuition extérieure, puisque seul l’espace comporte une détermination fixe, tandis que le temps et par conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur s’écoule sans cesse ? Ou comment pourrions-nous appliquer le concept de la causalité au changement des phénomènes et en démontrer ainsi la valeur, si le mouvement ou le changement dans l’espace ne nous en fournissait pas le moyen ? Nous ne pouvons en effet concevoir le changement intérieur sans nous le représenter par le tracé d’une ligne, par laquelle nous figurons le temps, c’est-à-dire par le mouvement ; et par conséquent nous ne saurions concevoir notre existence successive en différents états qu’au moyen d’une intuition extérieure. Cette remarque vient à l’appui de la réfutation de l’idéalisme qui a été donnée précédemment, et elle a aussi une grande importance pour une question qui se présentera plus tard, celle des limites de la connaissance de soi-même.

Explication de la distinction des phénomènes et des noumènes.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre la distinction établie par Kant entre les phénomènes et les noumènes, et le principe sur lequel il fonde cette distinction. « Jusqu’ici, » dit il (p. 304), dans un langage métaphorique qui ne lui est pas habituel, mais que je veux reproduire, ne fût-ce que pour la rareté du fait et pour nous reposer un instant avec lui de sa terminologie abstraite et technique, « jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un vaste et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu du brouillard) maint banc de glace, qui disparaîtra bientôt, présente l’image trompeuse d’un pays nouveau, et attire par de vaines apparences le navigateur vagabond qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des expéditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera