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ANALYSE DE LA CRITIQUE


De l’impossibilité où est la raison en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme (p. 325).

Insuffisance du scepticisme.

L’esprit humain, dans les choses de la raison pure, débute par le dogmatisme. Ce premier pas est celui de l’enfance. Plus tard, averti par l’expérience, il devient plus circonspect, censure les jugements qu’il avait portés jusque-là sans examen et arrive ainsi inévitablement au doute par rapport à tout usage transcendant des principes. Ce second pas est ce qu’on nomme le scepticisme. Mais l’esprit humain ne peut s’arrêter dans cet état. Il ne lui suffit pas de conjecturer, d’après l’examen de certains faits de la raison, que celle-ci a des bornes et qu’elle est ignorante sur tel ou tel point ; mais il veut pouvoir fixer ces bornes suivant des principes déterminés et avoir en quelque sorte la science de son ignorance. Or pour cela il faut qu’il soumette à son examen, non plus seulement les faits de la raison, mais la raison elle-même considérée dans toute son étendue. Ce troisième pas, qui ne peut être fait que par un jugement mûr et viril, est celui de la critique. C’est là seulement que notre esprit peut trouver enfin le repos, parce que c’est là seulement qu’il peut trouver la certitude. Le scepticisme ne saurait être pour lui qu’un lieu de passage, où il songe au voyage dogmatique qu’il vient de faire et se prépare à choisir une route plus sûre ; mais ce n’est pas un lieu où il puisse fixer sa résidence. Ce lien ne peut se trouver que dans la critique, qui lui montre les limites précises où il doit se renfermer, et lui donne ce que je viens d’appeler, d’après Kant (p. 326), la science de son ignorance.

Il y a en effet deux espèces de connaissance de notre ignorance : l’une qui résulte d’une expérience sans principe et sans méthode, et qui n’est, pour ainsi dire, qu’une perception ; l’autre, qui est le fruit d’un examen approfondi des sources mêmes de toute connaissance et qui mérite vraiment le nom de science. La première ne nous montre l’ignorance que comme un fait sans nous en découvrir la nécessité, et par conséquent elle ne décide rien touchant les droits de la raison ; la seconde nous révèle cette nécessité et nous apprend tout ce que nous pouvons savoir à cet égard. Le scepticisme se borne à la première ; la critique seule donne la seconde.