Page:Kant - Critique de la raison pure, 1905.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a priori et se distingue, par suite, à peine d’un simple concept pur. Encouragée[1] par une telle preuve de la force de la raison, la passion de pousser plus loin (Trieb zur Erweiterung) ne voit plus de limites. La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide (3). C’est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible parce que ce monde oppose à l’entendement trop d’obstacles divers[2], et se risqua au delà de ce monde ; sur les ailes des idées, dans le vide de l’entendement pur. Il ne remarqua pas que ses efforts ne lui faisaient point gagner de chemin, car il n’eut point, pour ainsi dire, d’endroit où se poser et de support sur lequel il pût se fixer et appliquer ses forces pour changer son entendement de place. Mais c’est le destin ordinaire de la raison humaine, dans la spéculation, de terminer son édifice aussitôt que possible et de n’examiner qu’ensuite si les fondements, eux aussi, ont été bien posés. Alors, cependant, on recherche toutes sortes de prétextes pour se consoler sur sa solidité ou [mieux encore] pour rejeter [entièrement] un pareil examen tardif et dangereux. Or, pendant que nous bâtissons, quelque chose nous affranchit de toute préoccupation et de tout soupçon, en nous donnant l’illusion de fondements qui paraissent solides. C’est qu’une grande part, peut-être la plus grande de l’œuvre de notre raison, consiste en analyses des concepts que nous avons déjà des objets. Nous possédons par là une foule de connaissances, qui, n’étant rien de plus que des éclaircissements et des explications de ce qui a déjà été pensé dans nos concepts (quoique confusément encore), sont toutefois jugées, du moins quant à la forme, comme des aperçus nouveaux, bien que, pour ce qui est de leur matière ou de leur contenu, elles n’étendent en rien les concepts que nous avons, et qu’elles se bornent, au contraire, à les démêler. Or, comme ce procédé donne une connaissance réelle a priori et qui marque un progrès sûr et utile, la raison, sans même le remarquer, se laisse prendre à ce leurre et elle émet des assertions d’espèce toute différente où elle ajoute à . des concepts donnés <a priori> d’autres concepts tout à fait étrangers [et cela, il est vrai a priori], sans qu’on sache

  1. 2e édition : saisie ou conquise (eingenommen).
  2. 2e édition : parce qu’il pose à l’entendement des bornes trop étroites…