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l’état pénible, oppressif et même douloureux du temps long, pour tous ceux qui sont attentifs à leur vie et à la durée (les hommes cultivés)[1]. Cette impulsion pénible à quitter le moment où nous sommes et à passer dans un autre, a quelque chose d’accélérant et peut aller jusqu’à la résolution de mettre fin à sa vie, parce que l’homme voluptueux a essayé des jouissances de toute nature, et qu’il n’y en a plus de nouvelles pour lui. Comme on disait à Paris de lord Mordaunt : « Les Anglais se pendent pour passer le temps. » — Le vide de sensations qu’on remarque en soi produit une certaine horreur (horror vacui), et comme le pressentiment d’une mort lente et plus douloureuse que si le sort tranchait tout d’un coup le fil de la vie.

Par là s’explique aussi pourquoi les abrègements du temps sont regardés comme des jouissances ; c’est que nous nous sentons d’autant plus soulagés que nous passons plus vite sur le temps ; comme dans une

  1. Le caraïbe, par son absence innée de vie, est exempt de cette incommodité. Il peut rester assis des heures entières, son bâton à la main, sans commencer quoi que ce soit. Le défaut de pensée tient à l’absence d’un stimulant de l’activité, qui entraîne toujours avec soi une douleur, mais que le caraïbe ne connaît pas. — Notre monde liseur d’un goût raffiné est toujours tenu en appétit, même en boulimie, pour la lecture (manière de ne rien faire) par des ouvrages éphémères. Mais cette ardeur pour la lecture n’a pas pour but le perfectionnement de soi-même, elle ne tend qu’à la jouissance ; en sorte que les têtes restent cependant toujours vides, et qu’il n’y a pas à craindre un excès d’aliment, puisqu’en cela on donne à sa laborieuse oisiveté la couleur du travail, et qu’on se flatte mal à propos d’y dépenser dignement un temps qui n’est cependant pas mieux employé que celui que le Journal du luxe et des modes offre à perdre au public.