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sait devoir être la rançon magnifique des résignations patientes et des efforts obscurs.

Puis elle soupira.

Quoi qu’il advînt, Romaine était au port. Elle avait à l’âme le sentiment indestructible qui ne trahit point ; elle possédait l’amour véritable qu’une femme ne rencontre qu’une fois en son existence : La mort seule la séparerait de celui qu’elle était allée retrouver à l’autre extrémité de la France, et qui l’avait élue comme son unique compagne, sa douceur, sa joie !

Un sanglot s’étouffa dans la poitrine d’Huguette. La plus cruelle comparaison s’imposa à son esprit.

Elle aussi avait cru aimer, être aimée, jouir de cette sécurité ineffable, qui, seule donne du prix à une vie féminine.

Et elle avait éprouvé l’affreux vertige du promeneur souriant qui sent tout à coup le terrain manquer sous ses pas…

À ce cuisant souvenir, sa bouche se crispa de douleur.

Elle enviait le bonheur de Romaine, de cette envie sans amertume qui n’est qu’une navrante nostalgie du cœur.

— Peut-on entrer ? demanda une voix incertaine aux résonnantes argentines.

Huguette leva la tête.

Les Petites Bleues poussaient les volets de l’une des porte-fenêtres, et, aveuglées par l’éblouissante clarté du dehors, risquaient quelques pas dans la pièce obscure.

— Ah ! c’est vous, petites ! dit Huguette en s’efforçant de sourire. Venez de ce côté.

Elles avancèrent dans la direction de la voix cordiale, et ayant embrassé leur cousine, dont un commencement d’accoutumance à la pénombre leur permettait de distinguer le visage, elles se regardèrent, pour savoir qui allait prendre la parole, en personnes nanties d’importantes informations.

Tout de suite, n’y tenant plus, l’impulsive Antoinette annonça :

— Huguette, nous avons une nouvelle à t’apprendre !

— Je crois que je la connais, répondit Mlle d’Aureilhan, paisible.

— Ah ! firent les Petites Bleues, désappointées de leur effet manqué.

Huguette montra la lettre du sculpteur :

— Oui Guillaume m’a écrit. Et Romaine en a fait autant pour vous ?

Les deux sœur eurent un signe affirmatif.

— Nous avons même été bien étonnées, ajouta l’aînée en manière de commentaire.

— Pourquoi donc ? Ne devaient-ils pas se marier ?

— Sans doute, rétorqua Antoinette, mais pas si vite, puisqu’ils voulaient auparavant s’assurer une position… Enfin, Romaine a eu de la chance, quoi ! conclut-elle avec un gros soupir.

Huguette sourit, non sans quelque pitié.

Elle avait envie d’expliquer à cette enfant, — irréductible incarnation de la jeune fille ignorante et foncièrement romanesque, qui voit « de la chance » dans le fait seul de se marier, — quelle association presque héroïque de généreuse imprévoyance et d’abnégation mutuelle représentait l’union de Guillaume et de Romaine. Quel prodigieux et inlassable labeur il leur faudrait fournir pour résoudre seulement leur pauvreté présente en bien modeste aisance, et préparer un peu de duvet au nid des petits, s’il en venait.

Mais elle se rappela que la réalité n’avait point accès dans ces frêles cerveaux obtus d’illusions, et elle se tut.

— T’imagines-tu, reprenait Françoise avec animation, que Romaine ne nous in-