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— Pardonnez-moi, mademoiselle, répondit-il plus bas. C’est que… voilà… il veut être payé…

Mlle d’Aureilhan se sentit devenir pourpre, souffletée en plein visage par l’affront de ces petites dettes criardes, plus humiliantes parce qu’elles sont d’essence plus mesquine.

Elle se tourna vers le boulanger :

— Combien vous doit-on ?

— Quatre cents francs et des centimes, demoiselle, répliqua-t-il avec une déférence bourrue. Voilà je ne sais combien de fois que je les réclame, je ne peux pas obtenir un sou… Alors, vous comprenez ; impossible de continuer à fournir… Le boucher aussi m’a dit, pas plus tard que ce matin, qu’il va refuser la viande si on ne lui règle pas son compte… Et l’épicier de même…

Il s’animait en parlant, noyé dans le flot des récriminations verbeuses.

La jeune fille l’arrêta du geste :

— Il suffit. Vous avez apporté votre facture ?

L’homme ouvrit de grands yeux :

— Oui, mademoiselle… Mais…

— C’est bon ; veuillez l’acquitter. Le temps de monter chez moi et je vous remets ce qui vous est dû…

Résolue, avec la froideur de ces minutes où l’on se tend contre la dureté des êtres et des choses, elle regagna son appartement où elle serrait au fond d’un tiroir le reste de son argent de Paris, — le cher argent gagné, — et les sommes que son père lui donnait pour sa toilette.

Pauvre père ! elle ne se doutait pas, hier encore, combien ces mensualités qu’il lui servait fidèlement, représentaient de difficultés, sans doute de recherches stoïques et de tristesse silencieuse !

Un moment plus tard, elle reparaissait un rouleau d’or à la main.

— Comptez je vous prie…

Le boulanger s’excusa et empocha la somme sans consentir à la vérifier, tant ce dénouement le prenait au dépourvu.

Il était venu, le verbe haut, risquer une tentative sur le résultat de laquelle il ne s’illusionnait guère, et cette solution imprévue le laissait confus, peureux d’avoir compromis, par son attitude imprudemment hostile, une clientèle qu’il lui apparaissait maintenant très désirable de garder.

— Si j’avais su !… bégaya-t-il. Enfin… à votre service, demoiselle…

— Fort bien ! acquiesça Huguette avec un mélancolique sourire.

Et s’adressant à la cuisinière, elle interrogea de nouveau :

— Combien doit-on au boucher, Jeanneton ?

Jeanneton baissa les yeux et roula le coin de son tablier :

— Dans les cinq cents francs, je crois, demoiselle…

Mlle d’Aureilhan revint à son précédent interlocuteur :

— Voulez-vous dire au boucher et à l’épicier de passer dans une quinzaine ? Ils seront payés…

Le boulanger se retira avec un grand salut.

Lentement, d’une démarche alourdie, Huguette se rendit au fond du parc et s’assit dans le kiosque en attendant le passage de Jean Quéroy.

Le coude sur le mur qui arrivait au niveau de la large baie, et le front contre sa main, elle songeait.

Cet incident avait ajouté comme un poids à sa tristesse.

Malgré l’entretien de la veille avec sa belle-mère, elle ne croyait pas que la gêne révélée par celle-ci eut atteint ce degré extrême, cette sorte de point culminant