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des idées héréditaires, au préjugé granitique érigeant en principe l’obligation de « tenir son rang ».

Surtout, elle se brisait le cœur contre cet obstacle matériel, cette impossibilité de vivre et de remédier à la situation si profondément obérée, qui la contraindrait, — dans le cas où elle persisterait à refuser le mariage sauveur, — à priver son père de la consolation dernière de finir ses jours sous le toit de ses ancêtres…

Car Stéphanie l’avait dit, il faudrait vendre le château, — et le produit de la vente fournirait à peine de quoi subsister en quelque humble, bien humble retraite…

À envisager un tel sort pour son père bien-aimé. Huguette se sentait toute contractée de doute et d’angoisse.

Elle ne savait plus ce qui était bien, ce qui était juste en même temps que raisonnable.

Elle traversait une de ces heures torturantes où la conscience se dérobe, où le devoir s’obscurcit.

Elle souffrait comme elle n’avait pas encore souffert, et, pour ne pas succomber sous l’écrasant fardeau moral, elle s’interdisait de penser…

Elle avait quitté sa chambre de bonne heure afin de se rendre au bout du parc, dans un petit kiosque dominant la route.

De là, elle voyait souvent passer Jean Quéroy qui, chaque matin, sortait de sa maison, située de l’autre côté du château, et se dirigeait vers l’usine dont diverses dépendances s’enclavaient dans le domaine d’Aureilhan.

Ils échangeaient un salut, un sourire, parfois quelques paroles correctes et insignifiantes, et cette brève entrevue leur laissait dans l’âme de la douceur pour tout le jour.

Comme Huguette en avait besoin, aujourd’hui, de ce tacite réconfort !

Rien que de voir l’aimé lui ferait du bien… Puis le cœur s’ouvre parfois sous la poussée de la douleur… Qui pouvait savoir quels mots seraient prononcés au cours du proche entretien ?

Huguette parlerait peut-être, si son ami devinait qu’elle avait de la peine, et celui-ci, de sa main virile, lui montrerait la voie.

Elle atteignit le bas de l’escalier, soulevée par cet espoir qui allégeait son angoisse et cachait l’attente de la parole divine devant décider de sa vie…

Elle longeait le vestibule pour accéder à la porte du perron, lorsqu’un bruit de voix irritées lui fit prêter l’oreille.

On discutait violemment du côté de l’office ; par un couloir de service, lui arrivaient en sonorités indistinctes de timbre grêle et effaré de Jeanneton, la vieille cuisinière, et les éclats menaçants d’un rude organe étranger.

Huguette enfila le corridor, et avant même d’avoir réfléchi, se trouva dans la cuisine en face d’un homme, vêtu comme les paysans du pays, que la pauvre Jeanneton paraissait supplier.

— Qu’est-ce que c’est ? s’informa la jeune fille avec une involontaire hauteur.

Saisie, Jeanneton demeura bouche béante, tandis que l’homme retirant son béret à la vue de Mlle d’Aureilhan, et le tournait entre ses doigts d’un air de subit embarras.

À quelques pas se tenait Germain qui, accoté contre la gaine noircie de l’antique horloge, assistait, la mine longue, à la dispute que l’apparition d’Huguette interrompait.

— Fort de son crédit auprès de sa jeune maîtresse, il s’avança :

— Mademoiselle, dit-il, avec une gêne visible néanmoins, c’est le boulanger…

— Eh bien ? fit Huguette étonnée.

La gêne du vieux serviteur redoubla.