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ne pouvez actuellement peser les graves conséquences…

Sans attendre le consentement d’Huguette, elle s’installa dans un fauteuil de l’air déterminé d’une femme qui a résolu de ne plus s’emporter et, tenant les objections pour quantités négligeables, d’aller jusqu’au bout du thème qu’elle s’est proposé de traiter.

Devant cette attitude, Huguette dut se résigner. Aussi bien, sa curiosité s’éveillait. Enfin, elle saurait ! Grâce à cette circonstance, elle serait fixée quant aux causes réelles de la sourde inquiétude qui, depuis des jours, dormait en un repli de son âme.

— Ma chère Huguette, recommençait Mme d’Aureilhan avec une autorité calme, je conçois que vous ayez été surprise, ce matin, de mon insistance, relativement au projet de mariage qui vous paraît choquant, — bien à tort, du reste, car ces choses-là arrivent constamment… Passons… Je vous le déclare tout de suite. Si j’ai pris ce mariage tant à cœur, c’est que, pour vous, comme pour nous tous, il est, non pas nécessaire, mais indispensable, — vous entendez bien : in-dis-pen-sa-ble, — qu’il se fasse !

Un éclair jaillit des prunelles d’Huguette, soudain, pleines d’une ombre de nuit.

— Indispensable, répéta-t-elle en un cri de révolte. Qu’y a-t-il d’assez impérieux pour exiger d’une créature humaine l’abdication de sa liberté la plus sacrée ?

Mme d’Aureilhan sourit avec une ironie qu’elle ne se donne pas la peine de dissimuler.

— Mon enfant, fit-elle d’un ton de raillerie hautaine, vous êtes une fille charmante, mais, de même que votre père, à qui vous ressemblez tant, vous prenez les phrases pour des raisons. Je pourrais vous faire remarquer que votre abdication, — en admettant qu’on vous demande d’abdiquer quoi que ce soit, — aurait de superbes compensations et que beaucoup vous envieraient l’avantage d’un tel sacrifice. Comme nous risquerions une fois de plus de ne pas nous entendre, j’aime mieux aller droit au fait. Il faut que vous acceptiez le parti qui se présente, — parti magnifique et inespéré, je le répète, — parce que nous sommes ruinés et ne nous maintenons que par miracle, parce que, — je vous en dois l’aveu, bien qu’il me coûte, — votre père se trouve dans l’impossibilité radicale de vous constituer la dot que vous tenez de votre défunte mère…

La tendre physionomie d’Huguette s’était altérée. Elle allait parler ; sa belle-mère l’en empêcha.

— Je sais ce que vous avez à objecter, répondit-elle à un mouvement de la jeune fille. Votre fortune personnelle est garantie par l’hypothèque du château et de ses dépendances. D’accord. Mais cela ne change rien à la question. De deux choses l’une : ou il faudra que vous vendiez cette partie du domaine pour rentrer dans vos fonds, et, par conséquent, que vous nous chassiez, votre père et moi, ou vous garderez le château, tandis que les terres seront abandonnées aux créanciers… Alors, comment vivrons-nous ?

— En sommes-nous là ? questionna Huguette d’une voix douloureuse.

Une leur de triomphe illumina les prunelles volontaires de Mme d’Aureilhan. Elle savait bien qu’elle la materait, cette belle indépendante si fière tout à l’heure encore !

Avec l’implacabilité d’un comptable qui expose des chiffres, elle appuya :

— Nous en sommes là. Depuis des années, la valeur des propriétés a baissé ; les conditions de la vie se faisaient plus onéreuses à mesure que les revenus dimi-