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essentielle à mes yeux, ses qualités de cœur et son noble caractère me garantissent que le bonheur de ma fille serait entre bonnes mains. Seulement, ce serait le sacrifice de cette jeunesse… Il est bien trop âgé pour elle…

Mme d’Aureilhan se récria :

— Trop âgé ! Il est vigoureux comme un jeune homme ! D’ailleurs, il n’a que deux ou trois ans de plus que vous, mon cher, qui êtes loin de paraître vieux !

Il s’efforça de sourire :

— Merci, Stéphanie, vous êtes généreuse pour moi ! C’est que, précisément, je n’estime pas séant que le mari de ma fille soit le contemporain du père de celle-ci.

Mme d’Aureilhan s’emporta tout à fait :

— Vous ne faites depuis un quart d’heure que me débiter des sornettes ! Est-il possible de s’arrêter à des considérations à ce point secondaires quand on est dans l’impossibilité radicale de donner à sa fille le premier centime de l’héritage qu’on lui doit, et quand, par surcroît, il s’agit de conquérir une situation princière. Ah ! je vous conseille de parler de sacrifice ! Mais c’est en refusant, si elle avait cette ineptie, qu’Huguette sacrifierait sa jeunesse, puisque c’est la ruine qui l’attend après nous…, et même de notre vivant, car, sans cette occasion unique, — vous entendez, unique ! — et dont toute jeune fille serait enthousiasmée, je ne sais vraiment pas comment nous sortirons de l’impasse où nous sommes acculés… Pour elle et pour nous, il faut qu’Huguette épouse M. Gontaud, et je vous promets qu’elle l’épousera.

Elle se leva, les yeux injectés, le teint couleur de brique, ajoutant, déterminée :

— Votre fille décidera du reste, en connaissance de cause. Je vais la faire juge de la situation !

Elle allait sonner ; M. d’Aureilhan l’arrêta d’un geste vif :

— Stéphanie !

Elle se retourna, avec une maussaderie altière :

— Eh bien ! quoi ?

Tandis que sa femme, tout à l’heure, lançait ce flot de paroles, Hugues d’Aureilhan avait pâli et ses traits fins s’étaient tirés dans une inconcevable expression de souffrance. D’un organe que le martyre intime brisait, il articula cependant avec volonté :

— Encore un mot, Stéphanie ! Vous venez de me rappeler des choses dures, mais justes… Oui, j’ai été faible, je n’ai pas su réagir contre l’acharnement des circonstances, pour conserver à mon enfant l’intégrité de ma modeste fortune… Pis encore, ma fille pourra m’accuser d’avoir été mauvais père, puisque je me trouve hors d’état de lui remettre la dot de sa mère… Mais justement parce que j’ai été coupable, je ne consens pas à l’être davantage, à obliger cette innocente au rachat de nos imprévoyances… C’est pourquoi, je vous défends, Stéphanie, d’exercer la moindre pression sur Huguette…

Mme d’Aureilhan eut un mouvement violent, un subit redressement du buste qui disait sa révolte.

C’était la première fois que son mari osait lui défendre quelque chose, et elle se préparait à le relever vertement.

Il l’en empêcha, en continuant avec plus de force :

— Je le répète, Stéphanie, je vous le défends ! Nous allons mander Huguette et l’informer de la demande de M. Gontaud. Là se bornera notre rôle. J’entends que ma fille jouisse de l’entière liberté de sa décision et je m’oppose formellement à ce que cette décision soit influencée, — par contrainte, ou par persuasion.