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aux séductions prolongées du copieux déjeuner. René l’aperçut de loin à l’extrémité des dépendances où, appuyé contre une barrière, l’enfant s’absorbait dans la contemplation du jeu de croquet, dont le terrain se développait en bordure des communs.

Vivement, René pénétra dans l’écurie.

D’un même mouvement lent et doux, les chevaux, alignés devant les râteliers tournèrent vers lui leurs têtes intelligentes aux grands yeux lumineux.

Mais il ne se souciait point de ces témoins, auxquels, par bonheur, la parole était refusée…

Au premier regard, il avisa Mirliton, lilliputien dans le large box où il paraissait s’ennuyer fort.

René s’avança et flatta de la main le poney qui tirait sur la longe, se démenant impatiemment près de la mangeoire vide.

— Là, là ! Tout beau, tout beau ! mon petit ami ! fit René avec un tortueux sourire.

Un nouveau coup d’œil pour s’assurer qu’il était bien seul, et le jeune homme soulevait précipitamment le couvercle du coffre à avoine plané non loin de là.

La mesure qui avait servi à rationner les chevaux était à côté ; il s’en saisit, la remplit jusqu’au bord et la vida dans l’auge du petit animal qui secoua sa crinière avec un hennissement de plaisir.

Puis, tandis que Mirliton commençait de broyer l’avoine sous la meule de ses dents solides, René remit tout dans l’ordre où il l’avait trouvé, et, sans autre signe de trouble que l’irrégularité balancée de sa démarche, s’en alla rejoindre les joueurs de croquet.

Quand elle quitta le château de Lavardens, — que les gens du pays surnommaient malicieusement La Pigeonnière, à cause de la profusion de tours qui donnait à cette prétentieuse bâtisse à peine vieille d’un demi-siècle un faux air de bastille féodale, — Huguette constata tout de suite que Mirliton n’était pas dans son état normal.

D’ordinaire très doux et docile à la voix, le poney semblait extrêmement nerveux.

Il mâchait son mors avec irritation et dressait les oreilles en un frémissement de mauvais augure sans paraître entendre sa maîtresse qui, du ton et de la main, essayait de modérer l’allure un peu trop fougueuse qu’il avait prise au début.

Près de cinq kilomètres furent dévorés en moins d’un quart d’heure.

Sur le siège d’arrière, Casimir était tout pâle. Huguette serrait les dents et plissait le front, concentrée dans la volonté froide d’éviter les cahots, le moindre heurt devenant un danger avec cette vitesse qu’elle ne parvenait pas à diminuer.

Cependant, comme elle sentait encore l’animal en main, elle ne s’effrayait pas outre mesure et comptait bien arriver sans encombre.

Mais, soudain, Mirliton fit un écart brusque. Il avait pris peur des ombres dansantes que les feuillages de hauts peupliers dessinaient sur la route jusque-là toute droite entre des vignes et des prairies, et, insensible à la pression des rênes, filait d’un train vertigineux qui fit pousser à Casimir des cris d’épouvante.

— Tais-toi, malheureux ! ordonna Huguette d’une voix sourde. Veux-tu donc l’effrayer davantage ?…

À son tour, elle était très pâle.

Une terreur la prenait à se rendre compte qu’elle ne maintenait plus le poney emporté, et elle se bornait à tenter de le diriger aux tournants afin d’empêcher la culbute dans le fossé.