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M. Gontaud a pour lui infiniment d’estime et d’affection, un bel avenir l’attend. C’est, me semble-t-il, un sort autrement enviable que celui de médecin de campagne.

L’arrivée des intéressés empêcha Mme Pranzac de formuler une de ces opinions faussement dédaigneuse où se complaisait son universelle jalousie.

M. Gontaud, le maître de forges millionnaire, ne devait pas être loin de la soixantaine.

Toutefois, il paraissait beaucoup plus jeune, grâce à une tenue très surveillée, perpétuellement en défense contre les amoindrissements de la vieillesse, et à un extérieur soigné jusqu’au raffinement.

Avec cela un air de dignité imposant, des manières décidées, une physionomie énergique et loyale sous la brosse d’épais cheveux gris. — Grisonnante aussi, la rude moustache qui abritait la bouche spirituelle et bonne, et soulignant la fierté de l’ensemble, communiquait à M. Gontaud l’aspect d’un vieux militaire de grande race.

Derrière lui, s’effaçant avec une discrétion voulue, pour mieux indiquer le respect, venait Jean Quéroy, un grand garçon brun à la barbe en pointe, aux yeux bleu sombre, profonds de pensée, qui portait avec élégance des vêtements d’une extrême simplicité.

Dans la salle à manger démesurément haute de plafond et lambrissée de précieuses boiseries revêtues de la patine harmonieuse du temps, s’engageait la conversation toujours un peu languissante d’un début de repas.

Avec déférence, les convives les plus rapprochés écoutaient M. Gontaud qui, assis à la droite de Mme d’Aureilhan, racontait de façon attachante son dernier voyage, lequel avait pour but de se rendre compte des progrès réalisés par les grandes entreprises métallurgiques d’Allemagne, dont la concurrence est redoutable à l’industrie française.

Au bout de la table était réunie la jeunesse.

Là, René de Lavardens pérorait à demi-voix entre Romaine et Françoise Saint-Brès, qui l’admiraient ingénument.

Tout au fond de leur âme candide, obéissant a l’inconsciente suggestion de la tendre mère qui voyait en chaque jeune homme un mari possible et rêvait depuis des années de donner une de ses filles à René, les Petites Bleues nourrissaient la conviction que ce riche cousin par alliance épouserait un jour l’une d’elles, et dans la naïve attente de ce choix, elles subissaient avec une douceur soumise la pression impertinente et fantasque de ce caractère d’enfant gâté.

L’entretien se généralisait avec un sujet propre à intéresser tout le monde.

— Ah ! çà, mon oncle, s’informait Mme Prenzac, vous rappelez Huguette ?

M. d’Aureilhan sourit avec mélancolies :

— Oui ; j’ai craint que ma fille ne finît par devenir étrangère à son père…

— C’est vrai, approuva M. Gontaud, il y a fort longtemps que vous êtes séparés.

— Si encore j’avais pu voir Huguette fréquemment ! soupira M. d’Aureilhan. Mais les voyages coûtent cher et surtout les séjours à Paris. Mon cœur se serre quand je pense que voilà près de six ans que je n’ai embrassé cette enfant !

— Tu vas te dédommager, mon brave ami, reprit le maître de forges avec un bon rire. Je suis plus heureux que toi, puisqu’il n’y a guère que quatre ans que j’ai rendu visite à Huguette en traversant Paris. J’avais conservé un inexprimable souvenir de l’adorable bébé qui nous quitta après la mort de sa mère… j’ai retrouvé