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ble toit qu’elles tiennent de leur mère…

Guillaume s’était accoudé contre la table qui supportait le plateau du déjeûner ; le front dans sa main, il réfléchissait profondément.

Au bout d’un instant, il interrogea encore :

— Et elles ne sont pas en état de gagner leur vie ?… Par exemple… Romaine, la seconde… qui paraît fort raisonnable… ne possède-t-elle pas un certain degré d’instruction… un don quelconque, un talent qu’elle pourrait exercer, et qui lui permettrait de subvenir au moins à son entretien si elle épousait un homme également sans fortune ?

Huguette écarta le bras, d’un air de découragement infini :

— Ah ! mon ami, tu touches là à une de ces aberrations, pour nous inconcevables, qui sont un legs du séculaire passé d’obscurantisme et de préjugés ! Dans ce pays-ci, les femmes ne sont pas élevées pour les rudes batailles de l’adversité possible ; vivante antithèse de ses sœurs milliardaires de New-York ou de Chicago, toute jeune fille bien née croirait déchoir en se préparant seulement à envisager l’idée de travail. Par un aveuglement que je ne parviens pas à m’expliquer, ma pauvre tante Saint-Brès qui n’avait pas un centime de dot à donner à ses filles, ne s’est point mise en peine de les pourvoir d’un instrument de labeur, de cette facilité d’une profession qui peut devenir l’affranchissement de la misère…

— Elle ne pensait donc pas à l’avenir ! objecta Guillaume étonné.

— Elle n’y pensait que trop, car elle le voyait exclusivement sous un jour conforme à ses désirs. Semblable en cela à tant d’autres mères obtuses de tendresse, elle ne doutait pas que ses chères Petites Bleues ne fissent d’excellents mariages rien qu’à cause de leur grâce et de leur gentillesse. Aussi se préoccupait-elle de les former à être de bonnes petites ménagères, ce qui est louable, mais insuffisant aujourd’hui, et les fillettes n’ont guère passé plus de deux ou trois ans en pension. Romaine qui, en raison de sa nature sérieuse, est, de beaucoup, la plus instruite des trois sœurs, n’a acquis qu’un savoir rudimentaire, très éloigné du bagage considérable que comporte à présent le moindre diplôme…

— Mais les arts ? insista le sculpteur. Les aptitudes spéciales qui sont accordées à chaque être pour qu’il puisse se tailler sa part dans la vie ?

Huguette eut un haussement d’épaules plus découragé encore :

— N’en parlons pas ! Tu sais mieux que personne, toi qui es un maître dans ton art, combien le don le plus magnifique exige de patience et d’efforts pour arriver à son plein développement. Sans doute, les Petites Bleues « pianotent » et dessinent : ce sont là jeux enfantins de pensionnaires qui n’ont jamais regardé au-delà de leur horizon…

Le visage à demi caché derrière sa main, Guillaume s’enfonçait davantage dans sa méditation douloureuse.

— Tant pis ! murmura-t-il à la fin. Parce que si cette petite Romaine avait pu se suffire d’une façon ou de l’autre, j’aurais été capable de l’épouser… Oui, j’aurais fait cette folie, — je la ferais si j’étais sûr qu’elle apportât seulement cent francs par mois, dans le budget commun… Nous serions un de ces ménages modernes comme j’en connais beaucoup, où l’homme et la femme sont des camarades, des associés pour la bonne et pour la mauvaise fortune et où l’on triomphe souvent, à force de courage et de réconfort mutuel… Dans ces conditions, il n’y faut pas songer… La pe-