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tenait devant les Petites Bleues de toute allusion à la séparation imminente et inévitable, et elles demeuraient dans leur quiétude, heureuses et touchantes de confiance envers leur grand ami.

Seule, la gaieté de Guillaume, naguère intarissable, subissait par instant une sorte d’éclipse.

De temps à autre, une ombre de tristesse embrumait les claires prunelles du statuaire, un voile de souci s’étendait sur ses traits, et il mordillait fréquemment sa longue moustache d’un air de préoccupation absorbée.

Il ressemblait, songeait Huguette, à quelqu’un qui aurait des idées très difficiles à dire…

Là non plus, elle ne se trompait pas.

Un matin, Guillaume, d’une allure embarrassée et furtive très différente de sa crânerie habituelle, se glissa dans le petit salon particulier de Mlle d’Aureilhan.

Celle-ci achevait son premier déjeûner ; soupçonnant bien que cette visite matinale devait avoir un motif sérieux, elle repoussa vivement l’écuelle d’argent, et, d’un ton de feint enjouement, questionna :

— Qu’est-ce qu’il y a pour ton service, ami Guillaume ?

— Je… je voudrais te parler… répondit le jeune homme d’un organe hésitant.

Huguette ne put s’empêcher de rire :

— Quelle solennité ! Ne peux-tu me parler quand tu le désires ? Eh bien ! va, mon ami, je t’écoute. Mais, en dépit de l’intention annoncée en entrant, Guillaume ne se décidait pas.

Il s’était laissé tomber sur un fauteuil où il s’allongea à demi, en une pose familière de grand corps accablé.

Huguette attendait, le sourire aux lèvres et le cœur étreint d’une appréhension confuse.

N’était-elle pas prête à sonner, l’heure douloureuse, tant redoutée pour les enfants qu’elle aimait ?

Enfin, Guillaume se lança :

— Huguette, questionna-t-il en se redressant un peu, est-il bien exact qu’elles ne possèdent d’autre fortune que leur fâcheux tableau, ces chères Petites Bleues ?…

— Trop exact, malheureusement ! répliqua Huguette d’une voix concentrée.

Le sculpteur retomba au fond de son fauteuil.

Il y eut un silence très lourd.

Puis, Guillaume se souleva de nouveau, d’un mouvement désespéré d’homme qui se noie et se raccroche à toutes les branches :

— Mais voyons, ce n’est pas possible ! Elles ne vivent pas d’air pur et d’eau claire, ces pauvres petites ? Elles ont leur chalet, d’abord, et quelques pièces de terre ensuite. Cela ne représente-t-il pas un domaine qui, bien que peu important, suffit à la subsistance des trois sœurs et assure à chacune, personnellement, une modique dot ?

Huguette eut un geste de tristesse apitoyée :

— Mon pauvre ami, tu t’exprimes en Parisien parfaitement ignorant de ce qu’est l’existence dans nos campagnes perdues. Une famille de trois femmes y peut vivre sans rien dépenser, où à peu près. Mes jeunes cousines ont une basse-cour et un jardin qui fournissent aisément à leur nourriture quotidienne. Si tu y joins la vigne d’où provient le vin qu’elles boivent, et dont elles vendent encore quatre à cinq barriques par an, tu reconnaîtras aussi bien que moi les revenus et les ressources de ce que tu appelles trop pompeusement un domaine. Le chalet, avec les lopins qui l’entourent, vaut à peine dix mille francs, du moins ici. D’ailleurs, ces enfants ne consentiront jamais à se défaire de l’hum-