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Tout le reste du jour, le mystérieux fardeau pesa sur sa poitrine.

Et une vision la poursuivit dans son sommeil agité, s’imposa, lancinante, intolérable, lui montrant sans relâche la mère terrassée, comme blessée à mort, au milieu des fillettes souriantes, assurées en leur indestructible illusion…

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Cet obscur pressentiment ne devait que trop se réaliser.

Le coup avait été terrassant pour la constitution chancelante de Mme Saint-Brès.

À dater de ce moment, elle s’affaiblit de jour en jour.

Ce n’était pas de son entourage que pouvait lui venir le réconfort dont elle aurait eu un infini besoin.

Les Petites Bleues ne riaient plus ; on n’entendait plus, même avant de les voir, leur gazouillement ininterrompu d’oisillons insouciants : le silence s’était fait dans la volière.

Car les gentilles créatures avaient touché le fond de la déception.

Bien entendu, le capitaine s’était retiré, masquant sa défection sous les formules d’usage, et Antoinette, tombée du haut de son rêve, stupéfiée que le miracle qu’elle attendait ne se fût pas produit, restait, immobile dans son ressaisissement intime, un peu comme une personne mal réveillée d’un sommeil magnétique qui promène sur les gens et les choses des regards encore vides de pensée.

Quant à ses sœurs, elles étaient tristes, chacune suivant son caractère.

Les incertitudes de la sérieuse Romaine se changeaient en confuse angoisse.

Elle avait peur ; elle ne voyait pas de chemin ouvert devant elle ; les ténèbres intellectuelles qui l’enveloppaient lui semblaient plus compactes, et elle appelait de toute son âme l’éclair libérateur qui lui montrerait une voie…

Et la petite Françoise ne savait pas, ne comprenait pas bien ce qui se passait. Elle sentait seulement que tout le bonheur convoité avait fui, et elle en frémissait d’indignation et de révolte, — fillette candide qui, comme tant d’autres, se croyait lésée dans son droit absolu à un heureux destin.

Ce fut la plus morne des demeures, ce chalet coquet abritant une mère languissante, des enfants meurtries pour longtemps de leur premier et rude contact avec l’inexorable réalité.

Aucun espoir à l’horizon. Aucune silhouette de Prince Charmant s’apprêtant à rompre le maléfice dont les trois gracieuses sœurs étaient bien près de se croire ensorcelées.

Même, elles ne comptaient plus sur René de Lavardens. Si elles s’étaient tant réjouies du mariage imprévu qui s’offrait, c’est que leur espérance au sujet du beau cousin était à peu près ruinée.

Malgré leur naïveté, en effet, elles n’avaient pas été sans remarquer la stratégie galante du jeune homme autour d’’Huguette, et quoiqu’elles fussent sans envie, trouvant tout naturel qu’il préférât adresser sa cour à cette Parisienne brillante, comme elles disaient, elles souffraient inconsciemment, tandis que leur mère se rongeait de désespoir muet.

L’hiver s’écoula dans la pesante monotonie de cette tristesse.

Et un matin de printemps, de même que quelques mois auparavant, on vint chercher Huguette de la part de Mme Saint-Brès, qui se sentait plus malade et avait besoin de lui parler.