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des voleurs !… Ils veulent s’approprier mon tableau pour rien, voilà tout ! On leur en donnera, des Rubens pour six cents francs ! Je ne suis pas assez sotte pour m’y laisser prendre. Ils ont cru qu’ils « rouleraient » aisément une pauvre provinciale comme moi. Dis-leur de ma part qu’ils se sont trompés ; je connais la valeur du trésor que je possède et je mourrais de misère à côté plutôt que de le céder à des conditions aussi honteuses. Sois assez bonne pour remercier M. Maresquel en notre nom, et prie-le de nous renvoyer notre tableau le plutôt possible… Pourvu qu’on ne l’ait pas copié, seulement…

Une seconde stupéfaite, Huguette se remettait. Elle aimait mieux cette explosion indignée que l’écrasement de douleur qu’elle avait redouté pour la constitution fragile de Mme Saint-Brès.

Évitant, en une générosité délicate, de faire remarquer à sa parente qu’elle oubliait totalement les frais assez considérables de la double expertise, Mlle d’Aureilhan, — qui comptait prendre ces frais à sa charge, et concevait au surplus quelle devait être la surprise exaspérée de cette femme ignorante des rites de l’art comme des lois inflexibles de la vie, — répondit pourtant avec une nuance de froideur :

— Rassurez-vous, ma tante ; personne ne peut avoir intérêt à copier une œuvre inconnue des catalogues et des musées… Au reste, il va être être fait selon vos désirs ; soyez persuadée que Guillaume vous retournera votre toile sans aucun retard.

— C’est cela ! dit Mme Saint-Brès soulagée. Je serai plus tranquille quand je le reverrai ici, à sa place qu’il n’aurait jamais dû quitter. Et nous le vendrons bien un jour, notre tableau ; il y a encore des connaisseurs de par le monde… Mais nous ne nous dessaisirons qu’à bon escient, n’est-ce pas, mes filles ?

Les Petites Bleues approuvèrent en chœur.

Leur foi renaissait, triomphante, pas même ébranlée par la rude secousse de tout à l’heure.

Ce n’était là qu’une de ces traverses qu’il faut subir sans tenter de les comprendre. Sûrement, tout s’arrangerait plus tard.

Elles se reprirent à causer et à rire.

Elles étaient contentes de rentrer en possession de leur tableau. Il leur manquait, d’une indéfinissable nostalgie, et le large rectangle plus clair que sa place vide dessinait là, sur le mur, leur faisait mal à regarder.

Ce fut la petite Françoise qui émit cette proposition naïve, qu’Antoinette accueillit de son air de rêve. Elle pensait… Évidemment, quelque intervention providentielle permettrait quand même son mariage avec le capitaine…

Romaine songeait aussi. Mais elle ne savait trop à quoi. Elle flottait en des incertitudes…

Huguette sourit à ces âmes puériles.

Elle se leva et prit congé, chaudement remerciée par Mme Saint-Brès, qui redevenait elle-même, une fois cette excitation passagère tombée.

Comme elle refermait la porte de la chambre en se retirant, Mlle d’Aureilhan aperçut la pauvre femme qui s’affaissait dans son fauteuil, de nouveau brisée, en sa pose accablée de vaincue.

Par discrétion, elle ne voulut pas revenir sur ses pas.

Une fine intuition de cœur lui faisait deviner le besoin qu’avait cette mère si cruellement déçue de pleurer des larmes solitaires.

L’imperceptible froissement d’une minute évaporé, elle s’en alla plus triste, plus oppressée qu’elle ne l’était en venant.