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me de six cents francs que doivent se borner les espérances de tes pauvres Petites Bleues !

« Je les plains de tout mon cœur !

« Mais me pardonneras-tu, et me pardonneront-elles, si j’avoue que, ce lamentable résultat, je l’avais prévu ? que, dès la réception de ce tableau j’y avais constaté des défauts ne pouvant provenir que d’un barbouilleur sans talent ?…

Le sculpteur continuait sur ce ton durant huit pages.

Huguette demeura consternée, plus malheureuse que si ce grand désenchantement l’eût accablée, elle qui, du moins était de force à le supporter.

Elle défaillait, elle était malade de chagrin et de tristesse devant cette obligation odieuse qui lui incombait maintenant d’aller briser, tuer à jamais l’humble joie qui palpitait là-bas, dans le chalet perché au flanc du coteau.

Quels mots choisir, qui ne fussent pas trop meurtriers ?… Quelles phrases trier, dans l’impressionnant arsenal des formules, qui ne fissent pas de blessures trop cruelles, de ces blessures qui saignent longtemps en dedans ?…

Ce fut l’âme dévasté par une appréhension mortelle qu’Huguette se rendit chez les Petites Bleues.

Elle s’était efforcée de se composer un maintien impénétrable, afin de préparer par degrés la mère et les trois sœurs au coup qui allait les frapper, mais l’altération de son expressive physionomie la trahit.

— Huguette ! fit seulement Mme Saint-Brès, se dressant dans son fauteuil toute tendue d’angoisse, dès que la jeune fille parut.

Mlle d’Aureilhan comprit que les précautions oratoires resteraient superflues autant que pénibles.

Déjà, les Petites Bleues l’entouraient avec des regards suppliants.

Sans trouver la force d’une parole, elle sortit de sa poche la lettre de Guillaume et la tendit à la pauvre mère, qui le prit d’une main tremblante.

Lentement, mal obéie par ses doigts frémissants, Emmeline Saint-Brès déplia la feuille et y jeta les yeux.

Mais son trouble était tel qu’elle ne distingua que du noir sur du blanc.

Elle rendit le papier à Huguette,

— Lis, toi, murmura-t-elle d’une voix cassée.

Mlle d’Aureilhan se résigna.

Grâce à une inimaginable tension de volonté, elle put lire jusqu’au bout sans que son organe se brisât, les lignes fatales qui détruisaient l’espérance rayonnante dont cette mère et ces enfants vivaient depuis des années.

Quand elle se tut, un silence tragique plana. Mme Saint-Brès s’était renversée dans son fauteuil, et un abandon de vaincue, les traits ravagés, subitement meurtrie à faire pitié.

Les Petites Bleues demeuraient immobiles, les mains inertes au fond des poches de leur mignon tablier, les yeux fixes dans une stupeur de catastrophe.

Huguette se sentit prête à pleurer devant tout ce bonheur anéanti.

— Ma tante…, commença-t-elle, sans trop savoir ce qu’elle allait dire pour tenter de consoler ces femmes éplorées.

Une exclamation de la mère l’interrompit.

Mme Saint-Brès se redressait ; une irrépressible colère galvanisait cette créature si douce.

— Ah ! bien, par exemple ! s’écriait-elle. Si je m’attendais à une chose pareille ! Ce sont des imbéciles, tes experts, ma pauvre Huguette, ou pis encore, des voleurs, oui,