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le-ci et lui soumettre l’étrange différend qu’il vous a plu de susciter…

Sans que Mme d’Aureilhan tentât de résister, elle lui reprit la lettre, et marcha vers le château d’une ferme allure de jolie combattante.

Derrière elle venait sa belle-mère, toute tendue d’orgueil pour ce nouvel assaut qui se préparait et intérieurement torturée d’une intolérable appréhension de défaite…

Selon sa coutume, M. d’Aureilhan se tenait dans la bibliothèque qui lui servait de fumoir et de cabinet de travail, vaste pièce occupant presque tout le rez-de-chaussée de l’aile gauche du château, où rien n’avait été changé depuis au moins un demi-siècle.

Les vieux sièges en cuir usé montraient le crin par places, la tapisserie, fort belle, pendait çà et là, livrée aux silencieux ravages des mites ; les rares livres modernes qui s’étageaient sur les rayons grillagés, de compagnie avec les antiques volumes solidement revêtus de beau bruni, eussent appelé à prompte échéance l’art trop coûteux du relieur.

Peu importait. Telle quelle, cette salle plaisait à Hugues d’Aureilhan.

C’était la seule où il se sentît vraiment chez lui, à l’abri de l’autorité inquisitoriale de sa hautaine épouse, laquelle n’aimait guère ce décor dont la décadence racontait encore les splendeurs du passé, et de même que certains autres appartements auxquels le vulgaire n’accédait point, révélait la gêne actuelle de cette demeure subsistant sur le prestige de son ancienne opulence.

Il ressentit donc une sourde commotion au cœur — son fragile cœur si faible et si tendre, — de voir apparaître Huguette, suivie de Stéphanie qui dédaignait d’ordinaire de venir le troubler dans cet asile de ses méditations, toutes deux les traits animés et les yeux brillants, raidies dans la même expression de défi.

Brusquement arraché à la quiétude qu’il avait fini par croire définitive, M. d’Aureilhan frémit à ces signes extérieurs des dissensions intestines.

Était elle donc brisée, cette entente entre sa femme et sa fille dont il ne savait pas assez se féliciter ?…

Quelle mystérieuse cause de conflit avait soudain compromis cet état de choses si favorable ?…

Il fut promptement renseigné.

— Mon père, dit Huguette d’une voix décidée, voulez-vous avoir l’obligeance de donner lecture de cette lettre à Mme d’Aureilhan ?

Elle lui présentait l’enveloppe.

Il ne la prit pas.

Il regardait tour à tour belle-mère et belle-fille avec une perplexité marquée.

Huguette demeurait debout devant lui, la lettre à la main.

Quant à Mme d’Aureilhan, elle s’était, dès en entrant, assise dans un fauteuil à haut dossier, et, droite, les deux bras appuyés en une attitude royale sur les accoudoirs de chêne sculpté, elle attendait.

— Mon enfant, murmura-t-il enfin, d’une intonation incertaine, je… je ne comprends pas ?…

Un imperceptible frémissement fit trembler les lèvres d’Huguette.

Allait-elle être trahie par ce faible père ? Allait-elle ne pas rencontrer en sa tendresse le secours qu’elle était venue chercher ?…

Stéphanie souriait.

Elle connaissait trop la nature de son mari pour ne pas savoir que l’obliger ainsi à se prononcer entre elles deux, c’était le mettre au supplice, et elle ne s’avouait pas encore vaincue.