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Elle marcha vers la porte-fenêtre sur le parc et descendit les degrés du perron de cette allure à elle, droite, et cependant un peu balancée qui constituait la noblesse extérieure de sa personne hautaine.

C’était une grande femme, assez forte, avec un teint coloré et un nez aquilin qui achevait de communiquer une expression impérieuse à son visage aux traits arrêtes, éclairé durement par deux yeux bruns striés de vert.

Une minute, elle chemina le long des allées sablées qui contournaient de vastes pelouses soigneusement entretenues.

Non loin du massif où fleurissaient les Gloire de Dijon qu’elle se disposait à sacrifier pour son mari, elle se retourna, comme elle faisait souvent à cette place d’où l’on embrassait la masse imposante du château, et, levant les yeux sur la façade qui se dressait majestueuse et sévère dans l’or fluide de cette matinée de juillet, constata une fois de plus, avec une jouissance d’orgueil inlassable, que l’antique demeure avait grand air.

Aussitôt, un soupir monta en sa poitrine, sous une subite impulsion de secrète tristesse.

Mme d’Aureilhan se rappelait que ce château dont elle était fière, hypothéqué par la dot de la première femme de son mari, appartenait en réalité à Huguette, sa belle-fille, qui terminait à Paris de remarquables études et allait revenir vers la fin du mois.

Autrefois, un tel souvenir ne l’importunait guère. Elle se sentait la maîtresse incontestée du domaine et cela lui suffisait.

Mais à présent que le retour d’Huguette était proche, l’idée déplaisante s’imposait fréquemment à son esprit.

La crainte vague d’être dépossédée par la force même des choses l’obsédait, et elle se révoltait, de toute sa nature autoritaire, contre une hypothèse pour elle réellement douloureuse.

Ce n’était point qu’elle redoutât les conflits qui ne manqueraient pas de surgir. Intelligente, autant qu’avide de domination, elle se flattait de mater aisément cette jeune fille qu’on disait de caractère décidé, mais de cœur exquis et rare.

Il ne s’agissait que de savoir ordonner les événements selon sa volonté.

Sur cette conclusion, Mme d’Aureilhan s’arma d’un sécateur et se mit en devoir de moissonner les Gloire de Dijon.

Elle s’apprêtait à regagner le château, lorsqu’un bruit de roues lui fit tourner la tête.

Instantanément, sa physionomie soucieuse s’éclaira d’amabilité conventionnelle ; un sourire détendit ses lèvres tandis qu’elle esquissait une télégraphie de gestes de bienvenue.

Un vénérable tilbury franchissait la grille, amenant deux invités qui s’empressèrent de descendre à la vue de la châtelaine.

M. et Mme Louis Pranzac étaient de proches parents. Physiquement, ces époux paraissaient mal assortis. Moralement, ils ne l’étaient pas moins.

Fille d’une sœur aînée de M. d’Aureilhan, Léonie de Rébénac, désespérant de rencontrer le grand seigneur millionnaire seul jugé digne d’elle, se décida, aux environs de la trentaine, à épouser un officier ministériel, qu’elle rendit tout de suite très malheureux.

Si quelqu’un incarnait le type de l’homme « facile à vivre », c’était pourtant Louis Pranzac.

Notaire à Aignan, une vieille ville d’Armagnac distante d’une quinzaine de kilomètres, il jouissait de l’estime de tout le pays.

Âgé de quarante-cinq ans, à peu près,