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Tandis que ce conciliabule avait lieu entre la tante et le neveu, Huguette prenait congé de la bonne Mme de Cazères et de son mari.

Détendue par ces heures de liberté douces dans le grand jardin plein de fleurs, elle regagnait la maison paternelle en excellente disposition.

Elle commençait à croire qu’elle avait réussi à aplanir les obstacles autour d’elle.

À présent, du moins, elle ne marchait plus dans l’inconnu ; fixée sur chaque caractère, familiarisée avec les tendances de l’entourage, elle n’avait plus, jugeait-elle, à craindre de surprise pénible.

Au reste, ses rapports étaient parfaits avec tout le monde, Mme d’Aureilhan lui témoignait une sorte de prévenance hautaine dont il fallait tenir grand compte à sa nature peu flexible, et pour ne pas demeurer en reste de bons procédés, Huguette avait remplacé le « Madame » hostile du début par un « ma mère » qui, quoique passablement officiel, ne cachait aucune animosité.

Le jour où elle prononça pour la première fois ce terme qui lui coûtait horriblement, elle vit que les paupières de M. d’Aureilhan étaient humides, et elle reçut ensuite de son père un baiser silencieux traduisant une gratitude infinie.

De par ses fortes études, Huguette avait été à l’école des philosophes ; elle n’eût donc pas souhaité une somme de félicité plus considérable que celle qui lui était dévolue, sans l’ennui latent qui était en elle, l’imprégnait de nostalgie quand elle comparait la vie sérieuse et active, ennoblie d’idéal, qu’elle avait quittée, à existence morne et sans horizon à laquelle elle se sentait condamnée au fond de cette province perdue.

Sans horizon ? Non, il y a toujours une vision radieuse dans les lointains d’avenir d’une jeune créature : l’amour inconnu qui saura la conquérir.

Mais, pour le moment, ce sentiment immortel ne pouvait s’incarner, au regard de la jeune fille, que sous les traits des deux seuls hommes de son milieu en âge de lui inspirer.

L’un était René de Lavardens.

Pour celui-là, elle ressentait un éloignement proche parent de l’antipathie irrémédiable.

Cette disposition se dissimulait sous les apparences correctes de la sociabilité, et il ne faudrait qu’un jeu des circonstances pour la faire jaillir.

En effet, douée d’observation pénétrante, Huguette n’avait eu besoin que de très peu de temps pour démêler « l’état d’âme » de René, et elle le connaissait présentement beaucoup mieux qu’il ne le savait, beaucoup mieux qu’il ne se connaissait lui-même, peut-être.

Quant à l’autre…

Il était grand, brun, avec des yeux bleus, sombres et doux, et portait la barbe en pointe.

Il avait l’âme haute, l’intelligence vaste, enrichie des plus récentes leçons de la science… il se donnait à un idéal, il aimait le travail, le courage, la lutte pour l’Idée, tout ce qu’Huguette admirait éperdument, tout ce pour quoi elle eût voulu vivre…

Il parlait peu ; il était grave et fier, peut-être un peu sauvage, mais il lui plaisait ainsi…

— Bonjour, mademoiselle Huguette…

Huguette tressaillit et se sentit devenir toute rose : celui que son rêve évoquait se tenait devant elle.

Il débouchait d’un sentier blotti sous les ramures, et sa silhouette d’une athlétique sveltesse se découpait contre ce fond