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— Elles restent filles, voilà tout, opina Mme Pranzac. On ne se marie guère, de nos jours, quand on n’a pas de dot.

Huguette releva sa fine tête :

— Ou que l’on n’est pas apte au travail qui en tient lieu. Ce qui me stupéfie, c’est que, ne pouvant doter ses filles, ma tante Saint-Brès ne leur ait pas donné le moyen de gagner leur vie.

Aux exclamations que poussèrent ses interlocuteurs, Mlle d’Aureilhan se rendit compte qu’elle venait d’émettre une proposition énorme.

— Que vouliez-vous qu’elles fissent ? dit ensuite Mme de Lavardens.

— N’importe quoi, répondit tranquillement Huguette. Le plus humble labeur est préférable à une telle servitude, à une pareille épouvante de l’avenir. Ces chères Petites Bleues ont à peine du pain, n’est-ce pas ? avec leur modeste propriété ?… Alors, il était si simple de les mettre en état de se suffire. Le temps marche, le rôle économique et social de la femme n’est plus aujourd’hui ce qu’il était autrefois. À notre époque de lutte, toute jeune fille qui se respecte doit pouvoir être indépendante par le travail et ne pas attendre la tranquillité de son existence d’un très problématique mariage…

— Ce sont là des idées qui n’ont pas cours ici, prononça sèchement Mme d’Aureilhan.

— Voyez-vous, Mlle Nouveau Jeu ! lança Léonie avec son ironie acerbe.

René battit des mains :

— Parfait ! Que voilà donc un surnom qui va bien à cette jeune personne si moderne ! Vous le garderez, Huguette, ne vous en déplaise !

Mlle d’Aureilhan avait légèrement rougi.

— Soit, dit-elle d’un ton de fierté. J’accepte le surnom : il n’a rien que de flatteur à mon sens, dans l’acception simpliste qui lui est donnée. Et je le justifierai, au besoin, en passant de la théorie à la pratique.

— Je serais curieuse de voir ça ! murmura Mme Pranzac que vexait de façon cuisante le qualificatif également « nouveau jeu » de simpliste, appliqué non sans dédain à son trait d’esprit.

— Vous le verrez peut-être ! articula Huguette froidement.

René railla :

C’est dans ces salutaires principes que Mme Fresnault vous a élevée ?

Elle se retourna frémissante :

— Je m’en honore ! Et je défends que l’on touche à Charlotte devant moi !

— En voilà assez, René, enjoignit Mme d’Aureilhan à son neveu avec un coup d’œil impérieux.

Pour la première fois depuis son arrivée, Huguette comprenait qu’elle ne parlait pas la même langue que ceux au milieu desquels il lui fallait vivre.

Ce soir-là, avant de s’endormir sous le toit paternel, elle versa, en dépit d’elle-même, quelques âpres larmes d’exilée.


III


Assise en une bergère profonde, Mme d’Aureilhan songeait que les événements ne marchaient pas aussi bien, aussi vite surtout, qu’elle y avait compté pour la réalisation de son plan secret.

Et, esprit pratique autant que résolu, elle cherchait d’où pouvait bien provenir cette résistance des choses, cette contradiction du sort qui lui fallait vaincre à tout prix…

Un bruit de voix lui fit lever la tête.

— Vous êtes là, ma tante ? cria l’organe cuivré de René de Lavardens.