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qu’elle n’avait pas le courage de leur refuser.

— Je l’ignore, articula-t-elle d’un ton décidé pour en finir avec ce sujet pénible. Une telle question exige une autre compétence que la mienne. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le tableau est ancien. Le jour où vous voudrez établir sérieusement ses titre, il faudra le faire expertiser. Mais, acheva-t-elle plus bas, ne comptez pas trop sur un résultat affirmatif : il arrive souvent que l’on a de gros désenchantements avec ces vieux tableaux…

Cette restriction prudente fut perdue pour celles à qui elle s’adressait.

Bien qu’en réalité, Mme Saint-Brès et ses filles eussent ce jour-là prié Huguette afin d’obtenir son opinion sur ce tableau qui, de puis quelques années, incarnait leur unique ressource d’avenir, elles demeuraient fermes en leur sentiment de posséder un trésor.

Et, comme de coutume, le déjeuner se passa à bâtir des projets sur le beau mariage qui attendait les Petites bleues quand un riche financier ou un collectionneur millionnaire se serait rendu acquéreur du précieux Rubens à un prix fabuleux.

Huguette s’en retourna attristée de l’incident, du thème de la conversation qui s’était, sans méfiance, tenue devant elle, — thème qu’elle devinait familier à ces pauvres femmes ignorantes de la vie et hantés de chimères.

En rentrant au château, elle y trouva Mme de Lavardens et son fils, venus en visite familiale, ainsi que Léonie Pranzac.

— Vous paraissez soucieuse, belle cousine, remarqua aussitôt René, qui appelait généralement ainsi Mlle d’Aureilhan quoiqu’il n’y eût pas entre eux la moindre parenté.

— C’est de chez les Petites Bleues que tu rapportes cette mélancolie ? questionna à son tour la curieuse Léonie.

— Oui, répliqua Huguette. Vous me voyez méditative au sujet de certain tableau…

— Ah ! j’y suis Le fameux Rubens ! railla la femme du notaire.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous en pensez, Huguette, de ce Rubens ? interrogea Mme d’Aureilhan, qui se plaisait à témoigner à sa belle-fille une condescendance gracieuse.

— Je n’en pense rien, ma mère, répondit Huguette, car je n’ai pas la prétention de me connaître en vieux tableaux. Toute l’expérience d’un expert habile ne serait pas superflue, du reste, dans ce cas. Mais je souhaite vivement que nos cousines n’éprouvent pas une déception douloureuse…

— C’est pourtant ce qui les attend ! affirma Mme Pranzac avec une satisfaction maligne.

— Huguette, avouez que vous ne trouvez pas le Rubens bon teint ? plaisanta René.

Elle lui jeta un regard de reproche.

— J’avoue, parce qu’il ne me paraît pas qu’il y ait en ce tableau la puissance de coloris du Maître… parce que, d’autre part, j’y ai relevé des fautes de composition dont je crois qu’un tel artiste eût été incapable. Et c’est précisément là ce qui me peine…

— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? s’informa Mme de Lavardens avec son égoïsme ingénu.

Huguette s’anima :

— Mais, madame, je me demande ce que deviendront ces pauvres enfants si je ne me trompe pas… si leur tableau n’est point, par hasard, un Rubens de la première manière ?… Ne savez-vous pas qu’elles comptent pour leur établissement sur la vente de cette peinture ?