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— La bordure est superbe, prononça Mlle d’Aureilhan d’un accent convaincu.

Une triple protestation répondit à cet arrêt décevant.

— La bordure seulement ! s’écriaient les Petites Bleues indignées.

— Ma chère enfant, tu n’as pas remarqué la signature ? fit Mme Saint-Brès avec un sourire d’indicible foi.

Huguette se pencha et, dans les tons de bitume d’un angle, distingua une sorte de monogramme formé de trois lettres entre lacées.

— Eh bien !… Questionna-t-elle, qu’est-ce que cette signature ?

— R. U. B., épela l’aînée des Petites Bleues du même air triomphant. Comprends-tu ?

Huguette secoua la tête :

— Non ; je ne comprends pas…

La bonne Mme Saint-Brès éclatait :

— Mais, ma chère, c’est un Rubens !

Mlle d’Aureilhan réprima un cri de stupéfaction.

De nouveau, elle étudia le tableau.

— Vous croyez ? murmura-t-elle incertaine.

— Oui, oui ! proclamaient les Petites Bleues en chœur.

Tout le monde en juge ainsi, reprit Mme Saint-Brès obstinée. Et cela doit être, car ce tableau nous est venu, par héritage, d’un parent qui y attachait une grande valeur, assurant qu’un de ses ancêtres le tenait de notre bon roi Henri IV lui-même.

— Tu penses bien, appuya Françoise, la dernière des Petites Bleues, que le roi Henri IV n’aurait pas donné un faux Rubens !

— Certes ! conclut la mère. Aussi, c’est notre fortune, ce tableau, c’est la dot de mes petites ! Il vaut au moins trois cent mille francs, n’est-ce pas ?

Huguette ne répondit pas tout de suite, partagée qu’elle était entre deux impressions contradictoires.

La première, spontanée en sa nature gaie, était une folle envie de rire ; la seconde, née simultanément de sa bonté profonde, l’oppressait, au contraire, d’une véritable tristesse par la pensée de la déception poignante qu’elle craignait de causer. Elle essaya d’éluder.

— Évidemment, dit-elle, ce tableau vaut beaucoup d’argent… si c’est un Rubens…

— Voyons, Huguette, un don du roi Henri IV ! clamèrent les Petites Bleues.

— C’est que… précisément… il faudrait que vous eussiez pour ce tableau des origines plus sûres… répartit Huguette qui cherchait ses mots, afin de ne pas faire de blessures trop profondes. Parce que… si je me trompe… Henri IV était mort quand Rubens travailla à la Cour de France…

— Oh ! es-tu certaine ? s’enquit Romaine, celle des trois sœurs qui parlait le moins et réfléchissait le plus.

Mlle d’Aureilhan fournit des dates.

— J’ai peur de l’être, ma pauvre chérie. La reine Marie de Médicis désira confier à Rubens la décoration du palais de Luxembourg, qu’elle se faisait bâtir à Paris. La première pierre du susdit palais fut posée en 1615, et les peintures représentant les principaux événements de la vie de la reine furent exécutées de 1621 à 1625 environ. Or, chacun sait qu’Henri IV mourut assassiné en 1610. La déduction est facile…

— Alors, insista Romaine inquiète, selon toi, le tableau ne serait pas de Rubens ?

Huguette hésita devant le regard implorant de tous ces yeux qui se tournaient vers elle.

Les Petites Bleues et leur pauvre mère sollicitaient ardemment une espérance