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AVANT-PROPOS

homme, un artiste, auquel ils avaient, depuis des années, infligé les souffrances les plus cruelles. Le public, en masse, n’a pas de ces petits calculs ; il change en un jour, comme si les écailles lui tombaient des yeux, et s’inquiète peu qu’on lui jette ses jugements d’hier à la face. Il les nie, alors, et de la meilleure foi du monde. Il n’en va pas de même avec les gens qui tiennent une plume, et ce n’est pas une mince affaire, à leurs yeux du moins, que de s’accorder avec eux-mêmes et d’essayer de donner le change à leurs lecteurs ébahis sur la fermeté, sur le bien fondé de leurs jugements.

Cet élan du public vers un génie trop longtemps méconnu a nécessairement provoqué une abondante éclosion de publications : livres, articles et brochures, toutes plus louangeuses les unes que les autres, sur le compte de Richard Wagner. À l’excès du blâme a succédé, par instants, l’exagération de l’éloge, et l’aveuglement de la haine a fait place, en plus d’un cas, à l’aveuglement du fétichisme. Quel déluge d’articles ou d’études critiques, historiques, anecdotiques, apologétiques, dithyrambiques sur Richard Wagner, depuis l’époque de la représentation de Tannhœuser à Paris ! Et cependant, où trouver les renseignements circonstanciés qu’on est toujours désireux de posséder sur un homme de génie, et qu’on serait en droit de demander à tout ouvrage un peu sérieux, en dehors de la chronique courante ? A peu près nulle part, si l’on se restreint aux écrits publiés en langue française, car l’étude si intéressante de Gasperini, outre qu’elle s’arrête après Tristan et Iseult, est très sobre et très peu sûre en fait de renseignements historiques. Et depuis lors, combien d’écrivains français ont prétendu nous entretenir de Richard Wagner, qui nous ont resservi à la file les mêmes développements de rhétorique, assaisonnés d’un grain de poésie, d’un soupçon d’esthétique ! Aujourd’hui, la mode est à la philosophie et l’on n’entend rien à Wagner si l’on croit que ses ouvrages sont faits pour être exécutés. Que non pas ! on les commente afin de les rendre inintelligibles et l’on se tient pour satisfait.

C’est qu’il est singulièrement plus facile et plus expéditif de laisser courir sa plume à l’aventure et d’enfiler des mots à perte de vue sur un homme ou sur une œuvre sans avoir entendu l'œuvre ni étudié l’homme, que de rechercher les circonstances de la vie d’un artiste qui ont accompagné la production de ses ouvrages, que de contrôler en quelque sorte